AAA. C’est le mot de l’année. Ou, du moins, les trois lettres magiques les plus convoitées du moment. Désormais, il y a les AAA et les autres. Déjà, ceux qui ne sont “que” AA+ semblent un peu suspects. Sans même parler des infâmants B, C ou du définitif D, pour “en défaut”.
En ce moment, il n’y a que douze pays au monde notés AAA: l’Allemagne, l’Australie, le Canada, le Danemark, la Finlande, la Grande-Bretagne, le Luxembourg, la Norvège, les Pays-Bas, Singapour, la Suède et la Suisse.
Et à l’intérieur de la Suisse, gageons que l’horlogerie a aussi conservé son triple A.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes (mais attention, les chiffres ne disent pas toujours toute la vérité): 19.3 milliards de CHF d’exportations horlogères suisses en 2011! Soit 19.2% de plus que l’année précédente, 2010, qui avait certes connu une augmentation de + 22,2% mais qui n’était qu’une forme de “retour à zéro” après les – 22.3% de la fatale année 2009.
Bien entendu, le tropisme chinois joue un rôle majeur dans cet emballement. A elle seule, l’Asie du sud-est, soit dans l’ordre Hong Kong, la Chine, Singapour, le Japon, la Corée du Sud, Taïwan et la Thailande pèse 8,810 milliards, soit plus de 50% du total des exportations suisses. Plus que jamais, le moteur de croissance de l’horlogerie reste le monde chinois, la Chine continentale enregistrant le plus fort taux de croissance, + 48,7%.
L’Europe, comme en miroir de sa crise latente, ne représente plus qu’environ 29%, tandis que les USA se maintiennent étonnamment bien, conservant leur deuxième place avec une augmentation de 18,4% pour un total de près de 2 milliards d’importations – loin cependant derrière le numéro 1, Hong Kong, qui a importé à lui seul pour un peu plus de 4 milliards de CHF.
Domination écrasante des groupes
Dans ce paysage, les grands groupes sont de plus en plus dominants. Le Swatch Group franchit pour la première fois la barre des 7 milliards de chiffre d’affaires – CHF 7,143 millions pour être précis – soit une progression de 21,7% à taux de change constants, mais “seulement” 10,9% en tenant compte du renchérissement du franc suisse. Les bénéfices du groupe sont à la hauteur: 1.276 milliards de francs qui viennent alimenter un trésor de guerre dépassant les CHF 8 milliards de fonds propres.
Richemont (dont l’exercice se termine en mars) a connu une même spectaculaire progression. A elle seule, l’horlogerie pèse près de 1,8 milliard d’euros (soit 2.18 milliards de FS) mais c’est sans compter sur Cartier et Van Cleef, classés sous la rubrique joaillerie qui pèse 3,480 euros (soit près de 4,2 milliards de francs suisses). Au total, Richemont, avec ses autres activités (Montblanc, Lancel, etc...) atteint un CA de 6,9 milliards d’euros, soit plus que le Swatch Group. C’est une première car en 2010, le CA de Richemont était encore sous cette barre, à 5,17 milliards d’euros.
LVMH, qui reste le premier groupe de luxe au monde toutes activités confondues, a annoncé avoir réalisé environ 1.2 milliards d’euros (CHF 1.4 milliards) de chiffre d’affaires dans sa seule branche horlogère.
A ces mastodontes, ajoutons le king Rolex qui devrait se situer aux environs des 3 milliards de francs suisses de chiffre d’affaires.
Que reste-t-il aux autres?
Investir est plus nécessaire que jamais
On imagine aisément qu’assis sur ce trésor de guerre considérable, avec en horizon de confortables perspectives (toutes ces économies “émergentes” qui graduellement supplantent les anciens bastions, comme l’Europe), les groupes font tout pour consolider et renforcer leur prééminence en investissant au maximum dans les outils de production du futur. Un futur proche ou du moins qui se rapproche à grands pas avec l’arrêt programmé et progressif des livraisons de composants et de mouvements du groupe Swatch et de ses bras armés industriels, ETA et Nivarox. Investir est devenu plus nécessaire que jamais.
Car mi-juillet une décision attendue est tombée. La Commission de la Concurrence suisse (Comco) a autorisé, le temps d’une enquête, le Swatch Group à procéder dès 2012 à des baisses de livraisons aux entreprises tierces, baisse qui peut varier de 5% à 30% par rapport au niveau des commandes passées en 2010. Cette restriction touche les points-clé: mouvements et organes réglants. Mathématiquement, il va s’ensuivre des difficultés, tout spécialement dans le moyen de gamme, dont l’offre va s’en ressentir. Car les alternatives ne sont pas encore toutes là, malgré les annonces de réduction du Swatch Group qui datent du début des années 2000 déjà et qui avaient été officiellement réitérées en 2009.
Pour un TAG Heuer qui a d’ores et déjà annoncé avoir signé un accord avec Atokalpa (Fonda-tion de Famillle Sandoz, qui détient également Parmigiani et Vaucher Manufacture) pour se passer totalement des spiraux Nivarox, combien de maisons seront-elles peu ou prou étranglées par la difficulté d’approvisionnement?
Les alternatives sont comptées. Le groupe Festina annonce vouloir passer au stade véritablement industriel dans la production d’échappements de qualité et a pour objectif d’atteindre le million d’unités par an. Une offre cruciale parce qu’à ce jour, aucun marque ne maîtrise l’intégralité de ses échappements. Les autres alternatives s’appellent Sellita, Technotime (qui maîtrise également sa propre fabrication de spiraux, lire à ce sujet notre article dans Europa Star 2/12), Soprod, Lajoux-Perret, Vaucher Manufacture (détenue pour partie par Hermès) ou Dubois Dépraz. Mais même mises bout à bout, elles ne sauraient encore être en mesure de pallier l’arrêt des livraisons du surpuissant Swatch Group. Inutile de dire qu’en ce moment le Swatch Group a de nombreux amis proches qui répètent partout être “en très bons termes” avec lui.
Ouvertures de gros chantiers
Les investissements industriels ont donc pris un essor considérable et l’année qui vient est riche en nouvelles ouvertures de chantier. Dans une enquête fouillée, le magazine Bilan, sous la plume de Michel Jeannot et Serge Guertchakoff, estime à 685 millions de francs le montant qui devrait être investi en 2012 seulement – car tout ne sera pas achevé à cette date - par une vingtaine d’acteurs.
Rolex a pris les devants il y a une dizaine d’années déjà et a investi “plus d’un milliard” de francs au cours de cette décennie. Mais 100 millions devraient être encore mis cette année dans l’achèvement d’un bâtiment de 230 000 m3 regroupant assemblage, usinages, traitements thermiques ainsi qu’un système de stockage automatique digne de James Bond.
Richemont investit tous azimuts. Cartier annonce ainsi vouloir investir 100 millions au cours du prochain exercice dans un nouveau site de production destiné à augmenter la part de mouvements mécaniques maison. Vacheron Constantin n’est pas en reste et a planifié un investissement de 130 millions de francs au cours des années qui viennent. A la clé, un doublement de la production de montres pour atteindre 30 000 montres par an. Panerai quant à elle engage 25 millions dans sa nouvelle manufacture en construction à Neuchâtel, tandis que Piaget, toujours dans le même objectif de doublement de sa production met 15 millions sur la table. Mais le gros du morceau est investi dans le nerf de la guerre: le pôle mouvement du groupe, ValFleurier, va mettre 100 millions dans la construction d’un quatrième bâtiment de production de 10 000 m2.
Au Swatch Group, c’est aussi le pôle industriel et manufacturier qui devrait recevoir l’essentiel des 200 à 250 millions qui, selon Bilan, devraient être investis cette année par le groupe. Au menu l’agrandissement d’Omega, un nouveau siège pour Swatch, 66 millions pour l’agrandissement des ateliers de Breguet mais l’essentiel ira à ETA, avec deux usines à la clé, fabrication de cadrans et assemblage de mouvements mécaniques. Et le groupe continue à peaufiner sa verticalisation en n’oubliant pas d’investir dans l’indispensable mais modeste composant qu’est l’aiguille, avec une nouvelle implantation pour Universo.
Chez LVMH, on accumule les “25 millions”: 25 millions pour Louis Vuitton qui s’engage dans la construction d’un nouveau bâtiment industriel à Genève, destiné à regrouper l’ensemble de ses activités; 25 millions aussi pour Zenith, qui restaure la partie historique de sa manufacture, dont les normes n’étaient plus adéquates, pour y regrouper une dizaine d’ateliers de différents métiers; 25 millions encore pour un nouveau site de production de TAG Heuer; et enfin 30 millions chez Hublot, qui veut doubler sa manufacture.
Ce sont donc près de 700 millions de francs d’investissements pour ce que nous pourrions nommer le “back office”. En ce qui concerne le “front office”, la vitrine, il ne faut pas oublier de mettre dans la balance les 430 millions investis conjointement par les contribuables bâlois et l’organisateur MCH Group dans l’agrandissement et la rénovation complète des bâtiments qui accueillent Baselworld. Certes, ce n’est pas la seule horlogerie qui est concernée, mais il est évident que son poids économique a joué un grand rôle dans la décision publique – suite à une votation populaire - de cet investissement colossal.
Les enjeux de la formation
Car avec les investissements viennent aussi les emplois. L’embellie horlogère, qui toutes catégories confondues touche essentiellement l’horlogerie de luxe (ce sont les montres les plus chères, soit au-dessus de 3’000.- francs ex-usine qui ont le plus progressé, avec un +20,5% en unités et un + 27,1% en valeur au cours du seul mois de décembre 2011) et la soif d’investissements qui l’accompagne se traduit aussi en termes d’emplois générés.
L’horlogerie suisse embauche à grande échelle. Le seul Swatch Group a créé 2800 emplois l’an dernier. Et ce n’est pas fini. Environ 2000 nouveaux postes devraient être créés cette année par les groupes et diverses marques indépendantes, comme Audemars Piguet, par exemple, qui construit également, à Genève (25 millions d’investissements pour Centror).
Avec l’embauche massive, la formation est devenue la clé de voûte de l’édifice. Dans ce domaine, on ne compte pas non plus les initiatives. Chaque grande marque ou presque a désormais son “Académie”, son école, ses centres d’apprentissage. Les métiers d’art font un grand retour. Email, gravure, sertissage... les techniques et les métiers les plus rares sont recherchés, comme tout récemment cette étonnante “marqueterie de paille” qu’on retrouve chez au moins deux marques. Mais le gros des troupes reste à pourvoir au niveau industriel, dans le décolletage, l’usinage, le polissage, l’assemblage.
Et c’est sans compter avec l’internationalisation des opérations des groupes. Impossible de le savoir avec précision, mais les investissements dans les réseaux de boutiques en nom propre et autres flagships de plus en plus monumentaux ont elles aussi explosé au cours de l’année dernière. La course aux meilleurs emplacements est devenue un enjeu stratégique. Vendre une montre chère coûte de plus en plus cher. Et là aussi il faut compter avec un effort de formation continue car en face, le client n’est plus un gogo facile. Il est surinformé et, souvent, en sait beaucoup plus sur les tourbillons inclinés à 30º que votre vendeuse du Sichuan.
L’effacement des rôles secondaires
Le principal revers de cette brillante médaille est l’effacement progressif mais de plus en plus marqué de tous les acteurs secondaires qui voient leurs parts de marché mécaniquement diminuer face à la puissance de frappe inégalée des groupes que ce soit en termes de distribution, d’emplacements, de recrutement, de formation mais aussi – surtout - de communication.
En-dehors des grandes maisons bien établies, aux réseaux construits dans la durée comme Patek Philippe, Audemars Piguet, Chopard ou, dans le moyen de gamme, un Raymond Weil, (on ne parle même pas de Rolex que tous les détaillants du monde aimeraient avoir), on entend de plus en plus les indépendants se plaindre amèrement des difficultés grandissantes qu’ils rencontrent pour tout simplement entrouvrir la porte des détaillants. L’impression domine que les marchés se cadenassent les uns après les autres à grande vitesse et que toutes les niches sont occupées. Dans un récent article nommé Killing the Competition, paru dans le magazine américain Harper’s en février 2012, Barry C. Lynn, directeur de la Markets, Enterprise and Resiliency Initiative de la New America Foundation, analyse en détail les stratégies d’étouffement de la compétition. Il se penche tour à tour sur le cas de la Silicon Valley, de l’élevage intensif des poulets et du monde de l’édition. Dans ces trois domaines si divers il constate que les mêmes stratégies sont rigoureusement mises en place pour tenter d’étouffer toute concurrence. “A la place de la joyeuse mêlée de la fin des années 1990, avec sa grande diversité de joueurs et d’acteurs, la tendance largement dominante aujourd’hui va à la consolidation du pouvoir de ceux qui le détiennent déjà”, explique-t-il à propos de la façon dont les grands acteurs de l’informatique, Apple en tête, ont verrouillé le marché des produits et gelé le parc des cerveaux qu’ils emploient. L’horlogerie suisse ne souffrirait-elle pas du même syndrome?
En pleine concentration
Tout comme les acteurs majeurs de la Silicon Valley ne se penchent, en business angels, que sur les petites entreprises les plus prometteuses uniquement dans le but de les racheter aussitôt leurs recherches parvenues aux résultats espérés, les grandes marques horlogères récupèrent les meilleurs idées des indépendants. Quand ils ne récupèrent pas directement les personnes. L’idée est d’occuper toutes les places, y compris les niches les plus inattendues.
La course à l’acquisition des savoir-faire est devenue un élément central de la vaste réorganisation en cours et les acquisitions de sous-traitants se sont poursuivies de plus belle, accélérant encore la concentration de la branche. Maîtriser sa supply chain est devenu l’enjeu central. LVMH a ainsi racheté le concepteur de mouvements La Fabrique du Temps, qui va désormais travailler en priorité pour Louis Vuitton, et le fabricant de cadrans Arcad. Hublot a racheté Profusion, spécialiste du carbone, tandis qu’Hermès a investi chez le boîtier Joseph Erard ou que le Swatch Group a notamment repris Novi, un spécialiste du montage de mouvements. La liste ne s’arrête pas là, tant s’en faut.
Douloureuse distribution
Mais là où cette stratégie d’occupation totale du terrain se ressent le plus douloureusement pour les indépendants est bel et bien la distribution, qui elle aussi se concentre à grande vitesse. Récemment, un horloger, rompant avec la langue de bois usuelle, le déclarait sans ambages à notre confrère Bastien Buss, du quotidien Le Temps. “Les détaillants sont asphyxiés par les grands groupes. Ceux-ci imposent les marques, les quantités, et quand vous arrivez comme”petit“, vous n’avez presque aucune chance, ou tout au plus une place dans le troisième tiroir à gauche si vous acceptez de consigner vos produits…”, expliquait ainsi Pierre Dubois, patron de la marque Pierre de Roche. Cette lamentation, on l’a entendue de plus en plus fréquemment cette année. D’autant plus que, comme nous le confiait un autre petit indépendant, distribuer ses pièces devient de plus en plus coûteux car les détaillants, pressés d’un côté par les grandes marques de réduire leurs marges sous peine de les perdre, exigent de l’autre côté des marges énormes pour accepter une marque moins connue.
Cette situation de plus en plus difficile peut-elle être contournée?
On entend souvent dire qu’un des effets collatéraux de l’ouverture de boutiques en nom propre et donc de requalification des réseaux de distribution indépendants, ouvre des opportunités là où tout était auparavant verrouillé. Mais le nombre très élevé de prétendants qui tentent d’en profiter entraîne là aussi une féroce concurrence. Et il convient de distinguer entre deux horlogeries car, à l’image de l’évolution sociale d’un monde devenant de plus en plus “à deux vitesses” (ou à une vitesse d’un côté et sur sur-place de l’autre, lire à ce propos dans notre numéro précédent Europa Star 1/12 notre article sur l’Accélération vue par le philosophe allemand Hartmut Rosa) l’horlogerie elle aussi n’avance pas d’un seul bloc mais à des vitesses fort différentes. Et tandis que certains accélèrent, d’autres sont englués sur les bas-côtés de la route.
L’horlogerie indépendante qui bénéficie de la plus grande couverture médiatique est essentiellement celle dont les modèles sont les plus formellement extravagants, en rupture stylistique ou de très haute facture horlogère. Si ce véritable laboratoire de l’horlogerie du futur est essentiel pour toute l’industrie, ces toys pour milliardaires ne représentent au total que quelques milliers de pièces vendues par année. Ces “brioches” ne sont pas le pain quotidien de l’horlogerie. Les grandes marques l’ont bien compris. Si elles s’ingénient elles aussi à présenter des talking pieces et des montres-concept qui attirent tous les feux de la rampe, c’est essentiellement pour mieux vendre les modèles plus simples, les montres plus classiques, les “folies” plus sages.
A l’image des tabatières
Mais même dans ce domaine de l’horlogerie conceptuelle, on sent comme une lassitude poindre: trop de mécanismes exhibés comme des trophées, trop de complexités stylistiques, trop de jeux de matériaux baroques. Une époque semble toucher à sa fin. Il est à parier que, d’ici une ou deux décennies, on admirera certes l’explosion créative des débuts du XXIème siècle, mais ce sera aussi pour s’en étonner: comment osaient-ils porter ça? Un éditorialiste du journal Le Monde, l’évoquait dernièrement, non pas à propos de l’horlogerie mais à propos de la vogue des tabatières au XVIIIe siècle. Il cite à ce propos un historien qui écrit: “Sous Louis XIV on avait une tabatière pour prendre du tabac, tandis que, sous Louis XV, on prenait du tabac pour avoir le plaisir de posséder une jolie tabatière et la faire admirer en compagnie.” Ne pourrait-on pas en dire aujourd’hui de même de la montre? Ou du moins de certaines montres? Les tabatières ont disparu depuis longtemps, tel ne sera pas le cas des montres, qui possèdent une autre utilité. Mais l’explosion de la téléphonie dite “intelligente” et les changements d’habitude qu’ils entraînent font courir le risque d’une obsolescence progressive de l’objet-montre traditionnel, relégué aux seuls collectionneurs de curiosités. On n’en est pas là, heureusement, loin s’en faut.
Ceci dit, certaines évolutions de la distribution ouvrent des pistes intéressantes pour les horlogers indépendants. La récente inauguration de la boutique Maverick au Kempinski de Genève en est un bon exemple. En dehors de “produits d’appel” comme Zenith ou Piaget, on y trouve un mix de marques fort différentes, telles qu’Alpina, Ateliers DeMonaco, Badollet, Borgeaud, Ellicott, Frédéric Jouvenot, Frederique Constant, Hautlence, Ladoire, Maîtres du Temps, MCT, Milus, Raymond Weil, Roberto Coin, RJ-Romain Jerome, Rudis Sylva, Snyper... Des montres à quelques milliers ou à quelques dizaines de milliers voire centaines de milliers de francs, démocratiquement mélangées. De quoi trouver pour le consommateur des produits qui sortent de l’ordinaire horloger. Une piste à suivre, donc, en espérant qu’elle puisse susciter de semblables initiatives un peu partout.
Swiss Made: 100% ou rien
Parmi les grands thèmes horlogers de l’année 2011, il en est un qui a quelque peu disparu de la circulation: le débat sur le Swiss Made. Presque plus personne ne l’évoque ouvertement car beaucoup se sont rendus compte que le débat était piégé, que le Swiss Made n’était qu’un cache-sexe et qu’une hausse du taux de “suissitude” d’une montre à 60%, voire même à 80% ne signifiait pas grand chose. Soit la décision est radicale – 100% ou rien – soit toute mesure ressemblerait à un emplâtre sur une jambe de bois. En instaurant son propre sceau de qualité, Patek Philippe a montré la voie. Ce n’est pas tant l’indication Swiss Made qui compte et qui fera la vraie différence aux yeux des consommateurs, car la loi laisse toute latitude pour faire d’une montre officiellement suisse un concentré de composants venant d’un peu partout. Mais c’est la marque qui doit être la véritable caution qualitative, comme pour une berline allemande. Et du point de vue industriel, l’exemple de l’automobile allemande est riche en enseignements. Car si l’Allemagne a non seulement conforté mais aussi renforcé sa prééminence, c’est bel et bien qu’elle assure un haut niveau de qualité pour tous ses modèles, qu’ils soient d’entrée de gamme ou de très haut de gamme (et ceci que les composants proviennent de Roumanie ou du Portugal...).
Les investissements industriels considérables qui sont planifiés dans les années qui viennent sont donc essentiels pour que la Suisse conserve sa prééminence qualitative. A condition, bien-sûr, que ceux-ci soient consacrés aussi bien aux montres les plus chères qu’aux montres les plus abordables. Car le vent peut toujours tourner et il ne faudrait pas que les horlogers suisses, comme les fabricants d’automobiles américains il y a quelques années, ne continuent à ne proposer que d’énormes 4x4 au moment où la demande est en train de revenir à de plus discrets modèles.
A la merci des vents contraires
Mais pourquoi le vent tournerait-il? Parce que rien n’est impossible. L’horlogerie – on ne cesse de le dire ici année après année – a la mémoire courte et a déjà oublié un pourtant fameux 14 septembre 2008 quand la chute symbolique – et réelle – de Lehman Brothers signa l’aggravation dramatique de la crise bancaire et financière, dont certains continuent à payer l’amer prix aujourd’hui. L’année suivante, 2009, vit un recul de plus de 20% des exportations horlogères suisses et remodela une bonne partie de son tissu industriel. Oublié, tout ça...
Mais aujourd’hui, le monde n’est pas du tout à l’abri d’un tel cataclysme et la dépendance à la Chine en effraie certains qui y ont mis toutes leurs billes. Tout comme il est impératif que les marques diversifient leurs débouchés, il est tout aussi important de pouvoir offrir une palette de produits bien diversifiée (nous en avons nous-mêmes, à Europa Star, fait la modeste expérience en ne reculant que de très peu en 2009 grâce au fait que, contrairement à de nombreux titres consacrés au seul haut de gamme, nous nous efforçons de couvrir toute l’industrie horlogère, du plus modeste au plus médiatique).
Mais quoi qu’il advienne, l’Histoire court et l’horlogerie avec. Elle court même de plus en plus vite, l’horlogerie, comme le montre l’engouement technique pour les hautes fréquences qui s’est littéralement emparé des horlogers en 2011. 50Hz, 500Hz, 1000Hz, 2000Hz... les “organes réglants” s’emballent, avec ou sans balancier, grâce à des effets de résonance voire par le biais de “poutres vibrantes”. Tour à tour TAG Heuer, de Bethune, Montblanc, Zenith montent en fréquences. TAG Heuer a mis au point un prototype qui indique mécaniquement le 2 000e de seconde. Chez de Bethune, on pose les bases d’une nouvelle science, la “résonique” qui pourrait théoriquement atteindre le 10 000e ...
Et pendant ce temps-là, chez Hermès, on suspend mécaniquement le temps pour ne plus avoir à le compter...
Horlogerie, miroir de notre temps et de nos contradictions.
Source: Europa Star Première Vol.14, No 2