Avec sa création Dressage L’heure masquée, la Maison parisienne poursuit sa quête de l’imaginaire. Tout en élégance et humour, elle joue avec les codes des minutes et des heures comme peu d’horlogers ont osé le faire par le passé.
«Dans le train, un passager s’est récemment approché de moi et m’a demandé, intrigué, pourquoi ma montre n’était munie que d’une seule aiguille…» Surprendre, toujours surprendre, voilà le mot d’ordre de La Montre Hermès. Et quelle meilleure preuve de la réussite de cet effet de surprise aurait pu imaginer Philippe Delhotal, directeur création et développement, que cette réaction fortuite, «de terrain». Il est vrai que la Dressage L’heure masquée, au repos, ne laisse apparaître que l’aiguille des minutes. Une montre sans indication des heures, allons donc? Comme son nom de baptême le laisse supposer, tout cela n’est qu’illusion: un stratagème pour mieux se dévoiler, lorsque son détenteur daigne presser le bouton-poussoir.
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Comme une anguille tapie sous sa roche, l’aiguille des heures sort alors de sa cache, bondit furtivement pour délivrer son information, avant de s’en retourner se terrer sous sa grande soeur des minutes, une fois le bouton relâché. Le flou peut à nouveau régner. Les cartes sont brouillées. Mais, après tout, a-t-on réellement besoin de connaître l’heure? Notre horloge biologique n’y suffit-elle pas? Les minutes, alors, auraient une fonction bien plus importante que les heures! «Ce ne sont pas les heures qui sont précieuses, ce sont les minutes», a écrit l’auteur irlandais George Bernard Shaw. C’est à ce genre de réflexions – et à bien d’autres - qu’invite, avec son humour et élégance caractéristique, la nouvelle création de La Montre Hermès, dévoilée au dernier Baselworld, et disponible sur les marchés à partir de novembre - en série limitée: 500 pièces en or rose, 1’000 pièces en acier.
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«Ce ne sont pas les heures qui sont précieuses, ce sont les minutes», a écrit l’auteur irlandais George Bernard Shaw. ’
Pour imaginer Dressage L’heure masquée, cette montre onirique d’«égoïste» (qui permet à son utilisateur de décider quand et avec qui il partage son temps), à rebrousse-poil des complications à outrance, à rebours même des codes séculaires de la montre à deux aiguilles visibles, Philippe Delhotal s’est inspiré d’un très vieil engin: le régulateur. Cette «horloge-mère», ce pendule que l’on trouvait autrefois dans les ateliers d’horlogerie, auprès duquel les artisans venaient régler leurs garde-temps. Leur particularité? Une très grande aiguille des minutes et une très petite aiguille des heures. «J’ai utilisé cette idée pour minimiser le plus possible l’aiguille des heures jusqu’à…la faire disparaître derrière l’aiguille des minutes. Celle-ci entraîne dans son sillage l’aiguille des heures.»
Nouvel épisode d’une saga horlogère
La Maison parisienne n’en est pas à son coup d’essai en ses locaux biennois, où elle dispose de son centre horloger depuis 1978: L’heure masquée est le troisième opus d’une saga intitulée «Le Temps de l’imaginaire», initiée en 2009. Comme une série américaine addictive, promettant de nouveaux épisodes toujours plus intrigants, La Montre Hermès décline ses créations de haute horlogerie avec une régularité de métronome: chaque deux ans une nouveauté, qui doit surprendre et déstabiliser, susciter à la fois le rêve, la provocation et la réflexion. Patiemment, donc, tisser une trame sur laquelle composer de multiples rebondissements.
Premier épisode de cet saga, pour celles et ceux qui auraient raté des épisodes: la Cape Cod Grandes Heures, qui plaçait les indications habituelles à des heures indues. Une manière de refléter le temps «ressenti», les longs déserts de l’après-midi et la frénésie du début de soirée… Déjà, la volonté de casser les codes. Un succès critique qui n’a cependant pas suscité l’adhésion pleine et entière du public – un destin partagé par certains films d’auteur! Le second opus, sorti en 2011, a en revanche rapidement pris des airs de «blockbuster»: comme son nom l’indique, l’Arceau Le temps suspendu permettait de sortir du temps l’espace d’une minute, d’une heure ou d’une journée. Mais derrière ce temps figé, le coeur continuait de battre. En une pression, le temps revenait à sa position «normale», comme un retour à la réalité. Autre particularité frappante (sur la version 38mm présentée en 2013): la petite seconde tournant à rebours sur 24 secondes (chiffre symbolique pour l’institution du 24, Faubourg Saint-Honoré).
- L’Arceau Le Temps Suspendu, l’épisode précedent de la saga horlogère Hermès.
Une apparence simple pour une complication réelle, donc. Un défi technique relevé par Jean-Marc Wiederrecht d’Agenhor. Et essai transformé dans le monde de la montre mécanique, couronné par le Grand Prix d’Horlogerie de Genève (catégorie Prix de la Montre Homme). Après tout ce retentissement (et une déclinaison pour Dame en 2013), la barre était donc placée très haute. L’angoisse de la page blanche, après le best-seller… «Avec notre concept, nous avons mis le doigt dans l’engrenage. Cette saga est à la fois stimulante et effrayante. Nous n’avions pas le droit à l’erreur. Nous ne pouvions pas présenter une montre «banale».
Alors, ce sera finalement une montre «miroir» du Temps suspendu, même si ce n’était pas forcément la volonté affichée de départ… Tandis qu’avec le cru de 2011, on «perdait» de l’information, en décidant de sortir du temps, la logique inverse primera pour le cru de 2014: on décide à tout moment de «gagner» l’information, en retrouvant le temps réel. Hermès a créé la montre qui ne donne pas l’heure. Et elle l’assume! Comme avec Le Temps suspendu, une autre subtilité orne le cadran: un deuxième fuseau horaire. Le guichet n’indique que «GMT» au repos et révèle l’heure de la zone choisie – tout comme celle du moment présent - lors de la pression du bouton.
Poétique mais complexe.
Pour La Dressage L’heure masquée, Hermès a cette fois confié la réalisation du mouvement à Vaucher Manufacture (dans lequel la Maison parisienne détient une participation de 25%). C’est Takahiro Hamaguchi, responsable du développement des mouvements de la société de Fleurier, qui a eu l’honneur – et la délicate mission – de le concevoir. Car si les idées des créatifs d’Hermès sont très poétiques, leur réalisation peut s’avérer épineuse... Comment, concrètement, cacher l’aiguille des heures sous l’aiguille des minutes et la faire apparaître en temps voulu? Voilà le «brief» qu’a reçu l’horloger neuchâtelois d’origine japonaise, arrivé à 19 ans dans l’Arc jurassien. Autant dire une feuille blanche!
Hermès a créé la montre qui ne donne pas l’heure. Et elle l’assume!
«Nous avons envisagé une dizaine de pistes, mais aucune n’aboutissait.» La clé de l’énigme consistera à dissocier les deux informations: un mécanisme sert à cacher l’aiguille, un autre à révéler l’heure. «Après, cela a été un enchaînement logique.» Deux palpeurs pour un seul râteau. L’aiguille des heures est pilotée par le râteau, qui vient tout le temps chercher l’information sur la came des heures. Mais le frottement du premier palpeur permet de calquer l’aguille des heures sur l’aiguille des minutes. Quand on presse sur le bouton, cela libère le premier palpeur et c’est le deuxième palpeur qui prend le relais pour ajuster l’heure réelle sur la came des heures.
Quelque 36 mois ont été nécessaires au développement de La Dressage L’heure masquée, qui renferme le mouvement H1925. A souligner: le petit nombre de composants du module (95 contre 174 pour Le temps suspendu). Une manière de freiner l’usure… Car rarement sans doute le bouton-poussoir n’aura autant été utilisé que sur ce modèle, qui requiert ce geste non pour une complication, mais pour, tout simplement, afficher l’heure! «Nous avons testé son endurance sur des milliers de chocs.» Remarquable également, la finesse du mécanisme – 2.7 mm – pour une complication de ce type.
De plus en plus de métiers.
La Dressage L’heure masquée illustre l’effort d’intégration de la production en cours chez Hermès. Pour rappel, la Maison a racheté en 2012 le fabricant de cadrans Natéber SA et en 2013 le fabricant de boîtes Joseph Erard SA. L’effectif a doublé en cinq ans, passant de moins de 150 à 320 employés. Au sous-sol, à Bienne, les ateliers de cuir travaillent l’alligator, le veau, l’autruche ou la chèvre. Au rez-de-chaussée, on coud à la main. Dans l’industrie horlogère, Hermès a d’abord été un fabricant de bracelets, un métier plus proche de ses origines de sellier. Petit à petit, la Maison a intégré les autres métiers de l’horlogerie. Une montée en puissance lente, mais régulière, qui lui garantit une crédibilité dans le secteur que d’autres acteurs du luxe envient.
«Aujourd’hui, nous avons une capacité de production interne de plus de 90% des composants, en comptant Vaucher, souligne le directeur général Luc Perramond. Seules les aiguilles nous échappent encore.» Objectif: la constitution d’une manufacture au sens propre, qui ne concerne pas que le mouvement, et qui implique du reste une montée en gamme: toujours sur ces cinq dernières années, le prix de vente moyen est passé de 2’000 à 4’000 euros. De manière générale, comme les effectifs, les mouvements mécaniques ont doublé dans le catalogue Hermès, équipant aujourd’hui le tiers des garde-temps proposés. Sur la même période, le même catalogue a rééquilibré la part de montres Hommes de 20% à 40%.
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Changer de statut ne se fait cependant pas en un jour. Et la marque, avec le rythme de création qu’elle s’impose, est en lutte permanente contre la «durée de vie» relativement courte, dans le coeur du public, de montres au concept si particulier. L’amour dure, dit-on, trois ans… C’est justement pour ne pas laisser s’émousser les sentiments de son public, en attente constante de nouveautés, qu’elle entend les satisfaire à intervalles si réguliers, avec des produits à forte valeur émotionnelle.
L’heure est à la modernisation, en particulier au sein des nouvelles venues Natéber SA et Joseph Erard SA. Cela implique davantage de robotisation et une réorganisation de la production en flux tendu plutôt que par métier. «La fabrication de boîtes constitue depuis longtemps un goulet d’étranglement pour l’horlogerie. Nous essayons de ramener les délais de commande de neuf à un mois. Cela permettra plus de flexibilité: nous ne serons plus contraints de puiser dans les stocks et pourrons immédiatement corriger la production en fonction des fluctuations de la demande.»
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Développement aux Etats-Unis.
Une demande qui, comme pour bien d’autres marques, se montre capricieuse en ce cru 2014. En cause, principalement: le «retour à la normale» du marché chinois, après des années de croissance extraordinaire, sous le coup notamment de la restriction des cadeaux d’affaires. «Nous sommes en phase de prospection de nouveaux débouchés. Le Japon connaît une véritable renaissance: les Abenomics, couplés à la faiblesse du yen, ont redonné confiance aux clients horloger. Nous y avons enregistré 30% de croissance l’an passé. Nous misons également sur le Sud-Est asiatique, de Singapour au Vietnam, et bien entendu sur l’Europe: nous restons leaders en France, qui demeure notre plus grand marché, mais l’Italie se développe, tout comme la Suisse et le Royaume-Uni.»
L’attention de La Montre Hermès, dont la maison-mère vient enfin de mettre un terme à la bataille actionnariale qu’elle menait avec LVMH, va également se concentrer sur l’Amérique du Nord, où la croissance repart fortement. La Maison dans son ensemble y enregistre d’excellents résultats, dont la division horlogère compte bien profiter. «Les Etats-Unis sont aussi le pays le plus dynamique en matière de e-commerce. Les ventes sur notre plateforme en ligne y sont équivalentes à ceux d’une belle boutique. Nous avons bénéficié de l’euphorie chinoise, le prochain relais sera l’Amérique!» Mais pour cela, La Montre Hermès compte sur une offre bien adaptée, une stratégie «plus féminine, plus précieuse, avec également des pièces d’exception».
Ce ne sont pas les idées qui manquent, en profitant de toutes les ressources internes: les cristalleries de Saint-Louis, par exemple pour créer le magnifique cadran de l’Arceau Millefiori, une série limitée à 24 pièces de chaque modèle. L’humour, toujours, avec la montre Médor, inspirée du collier pour chien. «Pour La Dressage L’heure masquée, nous ciblons une clientèle plus mature, souligne Philippe Delhotal. Nous avons aussi des collectionneurs parmi nos clients. C’est la difficulté de l’exercice: ne pas décevoir les collectionneurs, tout en séduisant les amateurs. Nous sommes la Maison des Paradoxes!»
Source: Europa Star October - November 2014 Magazine Issue