En 2009, en pleine “crise des subprimes”, alors que l’horlogerie suisse, à la peine, s’effondre de 25%, Alain Spinedi, patron de Louis Erard, entend à la radio Jean-Claude Biver. Le très médiatique patron de Hublot est en train de dresser le portrait des marques qui risquent de disparaître dans la tourmente: "jeune, comportant moins de 20 personnes et agissant dans le milieu de gamme.“”Exactement Louis Erard", pense alors Alain Spinedi. Cet entrepreneur avisé a en effet relancé la marque en 2004 avec deux credo “intangibles”: exclusivement de la montre mécanique, en-dessous de 2’000.- CHF. Et il emploie alors moins de vingt personnes (28 aujourd’hui).
- Alain Spinedi
Depuis 2007, il est dans les chiffres noirs mais ETA a annoncé vouloir diminuer ses
livraisons de mouvements. Dès 2008, il est donc obligé de faire mentir son premier
credo – rester en-dessous de 2’000.- CHF – et est contraint de grandir en valeur à défaut
de pouvoir le faire en quantité. Il grimpe alors jusque dans les 3’000.- CHF avec de
petites complications utiles et introduit une collection féminine. Il va même jusqu’à
proposer des modèles or à 11’500.- CHF. Il a trouvé son créneau, pense-t-il alors, qu’il
définit comme étant “de la haute horlogerie à prix juste”.
A l’automne 2008, la faillite de
Lehman Brothers sonne la fin de la “récréation”: cette fois, les choses se gâtent sérieusement.
Mais Alain Spinedi va contredire les prophéties de Jean-Claude Biver. En effet,
la crise qui touche à présent l’horlogerie a pour effet collatéral de rendre l’accès aux
mouvements mécaniques à nouveau plus aisé. Très réactif, Alain Spinedi opère alors un
rétropédalage et peut à nouveau proposer un segment de montres mécaniques dans le
bas du moyen de gamme, vers les 800.- CHF. L’année suivante, 2010, sera de fait son
meilleur exercice. Louis Erard a traversé la crise sans encombres, son image s’est affermie
et désormais Alain Spinedi peut s’imposer dans plusieurs segments de prix, de
600.- CHF à 5’000.- CHF.
Pris en tenailles
Mais en 2011, nouveau coup de semonce. Au renchérissement quasi insupportable du franc suisse s’ajoute la décision de la COMCO qui autorise le Swatch Group à diminuer drastiquement ses livraisons de mouvements à des tiers. Et son fournisseur agréé, Sellita, se trouve dans l’impossibilité de compenser immédiatement la baisse des livraisons en provenance d’ETA. Louis Erard fait alors partie des 9 sociétés qui tentent de s’opposer à la décision de la COMCO mais qui seront vite “balayées”
Il se sent dès lors pris en tenaille bien que 2011 ait été une très bonne année pour lui, avec 16’000 montres écoulées pour un chiffre d’affaires qui dépasse pour la première fois la barre symbolique de 10 millions de CHF. Persuadé qu’ETA ne reviendra jamais en arrière (il a travaillé 13 ans pour le Swatch Group qu’il connaît donc très bien de l’intérieur) et tout aussi certain que l’euro ne remontera pas de sitôt, il lui faut dès lors trouver une nouvelle stratégie.
S’il ne fait rien, il est condamné à une croissance molle qui ne lui permettra pas de faire les investissements marketing nécessaires: la distribution s’en ressentira nécessairement. S’il se dépositionne complètement et choisit de monter en gamme fortement, il prend de gros risques: il lui faudrait alors investir massivement dans le marketing et repenser sa distribution tout en ignorant si une nouvelle image Louis Erard serait acceptée par les marchés.
Il lui reste la solution médiane: retrouver son positionnement d’origine et du même coup confirmer sa croissance par le volume. Mais cette stratégie implique de se libérer de la pression d’achat des seuls mouvements mécaniques, donc de renier son autre premier credo – ne faire que de la montre mécanique -, qu’il pensait intangible, et de passer au quartz en ouvrant sa marque plus largement au public féminin.
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Identifier une niche délaissée
Car si sa pyramide de produits s’échelonnant de 800.- CHF à 3’000.- CHF lui semble relativement bien équilibrée, il lui faut proposer aussi des produits en-dessous de ces 800.- CHF, et retrouver ainsi un seuil d’entrée avoisinant les 450.- CHF. Il faut également qu’il y parvienne sans toucher à ce qui a fait son succès. Louis Erard s’est bâti une image de montre à petite complication et au design classique: ces paramètres fondamentaux seront conservés, de même que le caractère spécifique de chaque collection.
Mais si le développement des collections mécaniques reste essentiel, l’introduction d’une nouvelle ligne féminine quartz va lui permettre de grandir aussi en volume. Car Alain Spinedi a remarqué qu’il y avait dans ce domaine une niche fort peu exploitée: entre 245.- CHF et 450.- CHF, on trouve en effet un nombre considérable de marques fashion qui proposent des montres très mode aux femmes. Mais entre 450.- CHF et 850.- CHF, prix auquel démarrent les collections féminines des horlogers de milieu de gamme qui sont ses concurrents, comme Maurice Lacroix, Frederique Constant ou Longines, il y a tout un espace qui lui semble libre. Une niche quelque peu négligée, dans laquelle il va s’engouffrer.
Les débuts d’une Romance
Le fer de lance de cette nouvelle stratégie se nomme collection Romance. Une collection de volume exclusivement féminine, uniquement motorisée quartz et dont le prix d’entrée est de 480.- CHF sur cuir et 610.- CHF sur métal. Proposée en trois dimensions, respectivement de 30 mm, 33 mm ou chronographe 36 mm, elle grimpe progressivement jusqu’à 2’750.- pour un chronographe sur bracelet métal serti de diamants Top Wesselton!
Acier ou PVD or rose, cadran de nacre ou fin guilloché, sur cuir ou sur métal, la collection Romance reste stylistiquement du pur Louis Erard. Classique et légèrement pimentée, très horlogère d’apparence, elle semble avoir été aussitôt adoptée par les détaillants de la marque. Un réseau de distribution qui comporte environ 750 points de vente auquel Alain Spinedi entend rester étroitement lié.
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Romance ne sera donc pas distribuée dans la grande distribution mais devrait contribuer, par le volume, à améliorer la rentabilité de ses partenaires. Il entend ainsi passer des 16’000 montres écoulées en 2011 à 21’000 montres pour l’année en cours, espérant atteindre un chiffre d’affaires de 12 millions de CHF. Un développement intégralement autofinancé, impliquant aussi de nouveaux investissements publicitaires, une nouvelle campagne et un nouveau stand à BaselWorld 2013. Bâle lui coûtait jusqu’à présent 200’000.- CHF par an mais lui coûtera 600’000.- CHF dès l’année prochaine où il s’installera dans la Halle 1. “Rien que pour Bâle, il faut que je fasse un million de CHF de chiffre d’affaires supplémentaire. Mais c’est un risque que je dois prendre”, estime Alain Spinedi. Cette “opération quartz” va-t-elle s’étendre aux hommes, lui demande-t-on? Rien n’est moins sûr, affirme-t-il en retour. D’autant plus que, petit à petit, on retrouvera une plus grande disponibilité dans l’offre de mouvements mécaniques.
Alors, le quartz ne sera-t-il qu’un retournement stratégique temporaire pour la marque qui affirme toujours son fier slogan “Swiss Mechanical Watches”? Ou la cohabitation prendra-t-elle une forme définitive? Car, ne l’oublions pas, si le prix des montres quartz est bien plus bas que celui des montres mécaniques, les marges qu’on peut y faire sont souvent plus intéressantes. A condition que le volume soit au rendez-vous.
Source: Europa Star Première Vol.14, No 3