Alors que tous les regards étaient ces derniers temps obsessionnellement tournés vers la Chine et que le moindre investissement chinois dans l’horlogerie suisse était scruté à la loupe, la nouvelle, annoncée peu avant BaselWorld, a pris toute la communauté horlogère suisse par surprise: le groupe japonais Citizen venait de racheter Manufacture La Joux-Perret! Ou plus exactement la holding Prothor qui, outre la manufacture de mouvements et modules La Joux-Perret, englobe aussi le fabricant de composants Prototec et la marque de haut de gamme Arnold & Son. La transaction avoisinerait les 65 millions de CHF, pour un chiffre d’affaires total d’environ 40 millions de francs, réalisés avec 150 personnes.
- Frédéric Wenger
Il suffit de feuilleter le catalogue des clients en mouvements complets et en modules additionnels de La Joux-Perret pour comprendre que l’enjeu est de taille. On y retrouve pêle-mêle Baume & Mercier, Raymond Weil, Louis Vuitton, Concord, Corum, Hublot, Montblanc, Eberhard & Co., Panerai, Graham, Franck Muller, Paul Picot, Girard-Perregaux, Carl F. Bucherer, Jaquet Droz...et la liste n’est pas exhaustive.
Pour en savoir un peu plus sur les raisons de ce “transfert”, Europa Star a rencontré Frédéric Wenger, ancien actionnaire majoritaire de Prothor et toujours directeur général de La Joux-Perret.
Europa Star:Pourquoi avoir vendu La Joux-Perret, dont les carnets de commande semblent très bien garnis?
Frédéric Wenger: C’est une étape dans une aventure qui remonte à 2001 quand, avec d’autres investisseurs, j’ai racheté la manufacture de mouvements Jaquet. Comme tout le monde le sait, Jean-Pierre Jaquet, qui était resté jusqu’alors opérationnel dans la société, a eu de gros déboires judiciaires personnels dès 2003. Nous avons coupé toute relation avec lui, entièrement repris les choses en mains, considérablement développé la société et en 2007 nous avons déménagé dans de nouveaux locaux, mieux adaptés à notre important outil industriel. Après dix ans d’activité en constante croissance, nous nous sommes posés la question de la meilleure façon d’assurer le long terme de notre entreprise. S’associer à un groupe nous est apparu comme étant la solution la plus apte à garantir cette pérennité. Par ailleurs, certains des investisseurs de départ tenaient à réaliser leur investissement. Dans ces conditions, nous nous sommes engagés dans un processus classique de mise sur le marché, en passant par une banque-conseil.
ES: Et les candidatures ont afflué?
FW: Oui, évidemment, plusieurs groupes et entités se sont intéressés au dossier et ont déposé des offres. Je ne peux pas vous en dire plus sur leur identité, question de confidentialité. Mais au terme du processus, l’offre déposée par Citizen nous est apparue comme étant la plus intéressante, non seulement au point de vue financier, mais le profil même de Citizen correspondait étroitement à ce que nous cherchions.
ES:En quoi, au juste?
FW: Eux aussi sont des industriels, pas des gens de marketing. Citizen a cette vision industrielle, dirigée vers le long terme, que nous cherchions. C’est un groupe important , qui pèse près de 3 milliards de CHF et qui se classe au quatrième rang mondial des sociétés horlogères, avec environ 5% du marché mondial. Cette puissance va nous permettre de poursuivre activement notre développement et de renforcer notre position dans le domaine des montres mécaniques.
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ES: Mikio Unno, le président de Citizen Watch a officiellement déclaré que “le but premier de cette transaction est de renforcer la Manufacture La Joux-Perret en tant que producteur indépendant de mouvements mécaniques et de composants”, mais que Citizen "utilisera également des mouvements mécaniques produits par la Manufacture La Joux-Perret pour les collections Swiss Made de nos propres marques et de celles sous licence et les différencierons ainsi des autres produits haut de gamme ». L’intérêt de Citizen est donc double...
FW: Citizen, qui vise une place prépondérante dans l’horlogerie mondiale à long terme sait qu’il est indispensable pour cela de rentrer dans le secteur du haut de gamme. Nous leur offrons cette porte d’entrée. Mais je tiens ici à souligner fortement que notre choix pour la proposition Citizen tient également au fait qu’elle nous permet de consolider notre indépendance et de rester pleinement ouverts à toutes les autres marques, ce qui n’aurait pas été forcément le cas avec d’autres acquéreurs potentiels. C’est ensemble et de concert que nous voulons devenir un acteur suisse central dans le domaine du mouvement mécanique et des composants. Nous allons élargir encore notre gamme de produits pour le haut de gamme, nous profiler comme un partenaire fiable, sur le long terme, en travaillant en étroite collaboration aussi bien avec nos fournisseurs traditionnels qu’avec nos partenaires de longue date. C’est une solution qui préserve donc notre indépendance, voire la renforce.
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ES: Mais quel est aujourd’hui la force exacte de La Joux-Perret , en termes d’offre et de production?
FW: Ce qui nous caractérise, peut-être, c’est notre souplesse. Nous produisons aujourd’hui quelques 50’000 mouvements et modules par an, qui vont de transformations relativement simples sur base de 2892, 7750 ou compatibles (par exemple passer un 7750 en tricompax) aux constructions bien plus complexes, comme un chrono intégré à rattrapante. Entre les deux, vous trouverez beaucoup de possibilités: réserve de marche, grande date, etc.... Cette souplesse très réactive doit beaucoup à la fiabilisation poussée de sous-ensembles éprouvés qui permettent d’imaginer composer de nombreuses configurations différentes. Cette très grande modularité ouvre des champs de collaboration avec les marques qui ne se limitent pas à une quelconque “costumisation” mais oeuvrent à la création de produits authentiquement et intégralement dédiés à la marque en question, en termes d’habillage, d’affichage, de fonction et d’architecture mécanique. Pour cette raison, aux côtés de nos 14 développeurs et prototypistes, travaillent en interne des designers qui tissent aussi ce lien avec le client. Dans le moyen et haut de gamme nous avons une gamme de plus en plus grande de mouvements manufacture. Nous dévelopons aussi des mouvements spécifique à une marque. Nous avons entre autre, un calibre extra-plat, ainsi que deux gammes de tourbillon, aux finitions horlogères superlativement traditionnelles (anglage main, poli-bloqué, etc...) ou plus contemporaines, par exemple la T-Bridge à tourbillon volant pour Corum. Nous avons actuellement un nombre important de nouveau produits en développement.
ES: Dans la corbeille de mariage, il y a aussi une marque haut de gamme, Arnold & Son... Quelles sont les ambitions de Citizen pour cette marque?
FW: Le but est d’en faire ce que le personnage historique était: le Breguet anglais. Une marque de haut de gamme et de prestige, qui respecte parfaitement tous les codes classiques mais qui mette plus en avant sa nature mécanique, y compris en termes d’affichage. C’est aussi une façon de mettre en valeur nos savoir-faire car tous les mouvements Arnold & Son, classiques, à tourbillon ou chrono tourbillon, sont faits à l’interne, en manufacture. Pour Citizen, c’est évidemment une belle façon d’entrer dans le haut de gamme helvétique et Swiss Made. En mettant les moyens pour développer cette marque, qui possède de grands atouts et offre d’intéressantes opportunités, Citizen cherche également à conforter et affirmer sa place dans l’horlogerie mondiale. Nul groupe horloger de taille ne peut aujourd’hui se permettre de ne pas être dans le segment le plus élevé du marché.* (Europa Star reviendra prochainement sur Arnold & Son)
- TB88 by Arnold & Son
ES:On a vu d’autres “greffes” ne pas prendre! Y a-t-il le risque d’un choc culturel entre pratiques et mentalités différentes?
FW: Très franchement, je ne le crois pas. Citizen a une approche industrielle et pragmatique comme nous l’avons nous-mêmes. Je reste à la tête de l’entreprise, comme tous nos collaborateurs, et nous conservons tous nos sous-traitants et partenaires. J’ai senti un grand respect mutuel et nous nous rencontrons parfaitement, non seulement parce que nous visons tous deux le long terme, mais aussi parce que nous sommes des gens du même métier qui avons les mêmes valeurs de précision, de fiabilité, de contrôle. Nous leur apportons un savoir-faire particulier, en retour ils assurent notre développement et notre indépendance d’action. Fair deal!
Appareil de production
C’est assez impressionnés que nous sommes ressortis de notre visite des installations de La Joux-Perret et de Prototec à La Chaux-de-Fonds. Du bureau technique et ses 14 constructeurs (moyenne d’âge moins de 30 ans, semble-t-il) aux ateliers de montage et d’emboitage, on peut suivre tout le parcours de la production d’un mouvement et de ses composants: matière première découpée sur d’impressionnantes presses, production de laiton, ponts et platine, menées par une série de CNC, de machines transfert, étampage, rectification, décolletage traditionnel et CNC, érosion à fil, lavage, meulage, polissage, sablage, roulage, décoration, gravage, anglage...
Question d’indépendance et de réactivité, la manufacture fabrique à l’interne tous ses outils, y compris les outils coupants, dans un grand atelier de mécanique. Sur les 150 personnes employées, douze se consacrent au seul contrôle. Ajoutez encore un bureau des méthodes, un centre logistique et un bureau de design et vous aurez une idée des capacités productives de l’entreprise. Mais cette capacité est étroitement liée à la complexité de la demande.
Ci-dessous les liens sur les article de notre dossier: Pistes alternatives
Introduction - Pistes Alternatives
Optimo, a new alternative source for assortments
Technotime: Double barillets, tourbillons et spiraux
Centagora, “coach” horloger d’un nouveau type
The universal additional plate from AJS
Source: Europa Star Première Vol.14, No 4