Provoquer une rupture, innover radicalement, ouvrir une nouvelle voie, se tourner vers le futur commence parfois par un sacré retour en arrière. En l’occurrence, il fallait remonter jusqu’en 1747, quand d’Alembert publia ses Recherches sur les cordes vibrantes.
C’est le chemin inédit qu’a emprunté Guy Semon, le responsable de la Recherche et Développement de TAG Heuer. L’équation de d’Alembert, qui, historiquement, est la première équation d’onde, décrit la variation dans l’espace et le temps d’une quantité ondulante, d’une “corde vibrante” théoriquement parfaite. Restée longtemps sans application, l’équation a ensuite trouvé des prolongations importantes dans le génie civil, où elle a notamment permis la mise au point de jauges dites “extensométriques à corde vibrante” permettant de mesurer les déformations du béton dues aux variations de contrainte dans les grands bâtiments, les tours, les barrages, les centrales nucléaires. On la retrouve aussi dans le calcul des mouvements qui peuvent agiter les câbles d’un pont, les caténaires d’un train ou... les cordes d’une guitare.
Mais encore fallait-il penser introduire la notion mécanique de corde vibrante – ou de poutre vibrante – dans l’univers régulé de la mécanique horlogère. Cette idée est venue à Guy Semon non seulement grâce à sa vaste expérience en physique et en mathématiques, mais avant tout parce que TAG Heuer, dans sa course aux hertz se trouvait tout à coup confrontée, au-delà de 500 Hz, aux limites physiques infranchissables du couple balancier-spiral inventé et mis au point en 1675 par le fameux Christiaan Huygens, le père de la mécanique horlogère moderne.
Du 100e au 2000e
On ne va pas ici dérouler dans le détail toutes les étapes de la longue histoire de Heuer puis de TAG Heuer dans la recherche de la précision de calcul des temps courts. Une histoire qui a démarré en 1916 avec le compteur Mikrograph au 1/100ème de seconde et qui s’est poursuivie jusqu’au XXIème siècle, avec la sortie en 2005 du TAG Heuer Calibre 360, premier chronographe-bracelet mécanique modulaire capable de mesurer et d’afficher le 1/100ème de seconde, et atteignant donc les 360’000 alternances/heure; puis en janvier 2011 du chronographe intégré Heuer Carrera Mikrograph, affichant lui aussi le 100ème de seconde mais grâce à deux assortiments distincts, oscillant respectivement à 28 800 et 360 000 alternances/heure, soit 50 Hz. A peine trois mois plus tard, à BaselWorld 2011, TAG Heuer enfonçait le clou en présentant son Mikrotimer Flying 1000 qui décuplait la mise en oscillant à 500 Hz, soit le chiffre faramineux de 3,6 millions d’alternance/heure, parvenant ainsi à calculer et afficher le millième de seconde. Pour parvenir à ce résultat spectaculaire, TAG Heuer a poursuivi dans la voie du double échappement mais surtout mis au point le premier échappement sans balancier car, à l’allure de 3,6 millions alternances/heure, non seulement l’aiguille des secondes fait-elle 10 tours complets par seconde, mais surtout ces hautes fréquences étant atteintes, “le ressort-spiral doit être tellement raide (en l’occurrence 4 spires seulement, soit environ 10 fois plus raide qu’un ressort normal) que le balancier n’est plus nécessaire pour le retour”, nous expliquait Guy Semon l’année dernière.
Première brèche chez Huygens!
Dépasser Huygens
Mais que se passe-t-il au-delà de la fréquence de 500 Hz?
“Le miracle de l’invention de Huygens,” nous explique Guy Semon, “consiste dans le fait que le régulateur spiral est très tolérant aux variations de fréquence de l’ordre de quelques hertz qui se produisent au moment de l’impulsion, ceci entre 230 et 320 Hz. Mais à des fréquences plus élevées, les choses évoluent considérablement. L’ancre commence à avoir de la peine à suivre la cadence. En plus de ne pas tourner, sur la durée, à vitesse constante elle ne peut plus répondre au rythme requis par le régulateur. Un déséquilibre dynamique et énergétique intervient. On atteint les limites du système.”
Poutres vibrantes
C’est là qu’intervient le principe des “cordes” ou des “poutres vibrantes”. La réflexion a commencé sur la notion théorique de “poutre vibrante parfaite”, soit une onde à la souplesse infinie, à la tension constante qui se transmet uniformément sur toute sa longueur, à l’élasticité parfaite, insensible à la gravitation. Une onde aux oscillations isochrones. Va pour la théorie!
Mais pratiquement, encore fallait-il réussir à s’approcher au plus près de cette onde parfaite mise en équation par d’Alembert. Le principe, dans ses grandes lignes apparaît simple et combine trois “poutres vibrantes”: un excitateur solidaire de l’ancre et un oscillateur constitué d’une mince “poutre”, unis par un “coupleur” qui est lui aussi une “poutre”. En excitant l’oscillateur de façon à se rapprocher le plus possible de “l’onde parfaite” de la théorie, celui-ci se met à vibrer suivant des fréquences parfaitement définies. Le réglage s’opère par excentrique qui permet d’allonger ou de raccourcir la poutre vibratoire, un peu comme on accorde une guitare. Cet oscillateur d’un nouveau type, “non-huygensien”, est donc linéaire – comme une corde!
Mais, comme dans tout mouvement classique, la puissance mécanique est transmise de façon non constante au pignon d’échappement. Pour parvenir à compenser dans la plus large mesure possible l’inconstance de la transmission de l’énergie, l’angle d’échappement doit être le plus faible possible. La roue d’ancre comporte donc le double de dents, 40 au lieu de 20. Dès lors, la fonction classique de “repos” agit comme un limitateur de vitesse et empêche tout emballement. La géométrie du point de contact ancre / roue d’ancre a été également revue de façon à compléter cette compensation.
Au niveau de l’inertie de la transmission, un “système de découplage de la liaison pignon d’échappement/roue” a été conçu, sous la forme d’un ressort qui s’arme lorsque la transmission est en charge et qui, au moment de la chute, restitue l’énergie emmagasinée pour que “l’accélération de la roue d’ancre atteigne son maximum indépendamment de la transmission”. L’énergie cinétique se propage dans l’excitateur, se transforme en énergie potentielle transmise à la “poutre vibrante du coupleur”. Celle-ci transmet une “énergie d’excitation” qui parvient à l’extrémité de la “poutre oscillateur”, engendrant un déplacement suivant le mode vibratoire qui est celui de la fréquence recherchée.
Peu d’inertie et pratiquement pas d’amplitude (on vibre très vite mais les oscillations sont très basses): le système consomme une énergie moindre que celle d’un régulateur à spiral et balancier. D’où, également, un intérêt certain dans les hautes fréquences car la réserve de marche pourra être bien supérieure.
Le système est aussi versatile: il s’adapte à toutes les fréquences mais, en-dessous de 50 Hz, il a tendance à bloquer. Si, sur le papier, ce régulateur d’un nouveau type semble parfaitement adapté aux temps courts, il l’est d’évidence moins pour la simple indication heure, minutes, secondes.
Afficher le 1/2000e
La montre-concept TAG Heuer Mikrogirder “vibre” donc à la fréquence ahurissante de 7 200 000 alternances/heure, soit du 1 000 Hz, de quoi mesurer le 1/2000e de seconde (TAG Heuer préfère dire le 5/10 000e). Grâce au système d’échappement dual, la chaîne Huygensienne “normale” des indications horaires et celle non-Huygensienne “vibratoire” du chronographe au 2/1000e n’interfèrent aucunement.
Et la lecture? L’affichage des fractions temporelles du 1/100e, 1/1000e et 1/2000e de seconde se fait grâce à une aiguille centrale qui tourne au rythme de vingt révolutions par seconde sur une échelle circulaire autour du cadran. Une seconde échelle, à 12h, est divisée en fractions de 3 secondes tandis qu’une troisième échelle, à 3h, indique les dixièmes.
Dix demandes de brevets ont été déposées à l’occasion. Et l’avenir dira si les poutres vibrantes supplanteront tout autre système dans la course à la chronométrie la plus pointue.
Source: Europa Star Première Vol.14, No 2