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La yourte et l’équation

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February 2012


Denis Flageollet, l’horloger cofondateur de De Bethune, aux côtés de David Zanetta, aime la solitude. Il a installé ses ateliers et sa manufacture dans les montagnes du Jura, près de Sainte-Croix, sur un haut-plateau parsemé de quelques rares villages.Mais cet éloignement ne lui suffit pas. Régulièrement, il va se réfugier encore plus loin, dans une yourte mongole qu’il monte chaque hiver à l’orée d’une petite forêt. Là, il n’y a ni électricité ni chauffage et il a tôt fait de débrancher son téléphone portable avant d’allumer le petit poêle à bois qui le réchauffera et qui lui permettra de faire fondre la neige pour avoir de l’eau. Le temps, il le lit dans les étoiles et dans la course de la lune.

Peut-être fallait-il cet isolement volontaire au coeur de la nature pour “retrouver l’essentiel” et pour rêver en toute sérénité à la meilleure façon d’ouvrir de nouvelles pistes à l’ancestrale horlogerie mécanique. Pour y parvenir, il faut commencer par traverser une épaisse couche de temps puisque les principes mécaniques quasi intangibles de l’horlogerie sont nés avec la découverte par Galilée des lois du pendule avant d’être posés par Huygens en 1675 (cf article de Paul O’Neil dans Europa Star n°311). Depuis, le spiral accouplé à un balancier pendulaire inventé par Huygens a invariablement rythmé l’horlogerie mécanique. Au cours de ses plus de 300 ans d’histoire, cet échappement qui a l’avantage sur tous les autres d’être parfaitement isochrone, a sans cesse été perfectionné, amélioré, miniaturisé, protégé des variations de température, des influences négatives de la gravité puis accéléré, mais son principe de fonctionnement n’a jamais varié: le balancier-spiral entretenu par une ancre reste encore aujourd’hui le fondement conceptuel de la montre mécanique.

Au fond de sa yourte, Denis Flageollet s’est d’abord mis à réfléchir à la façon d’améliorer le balancier-spiral: plus petit, plus léger, plus rapide, plus précis... En 2006, il présente à Bâle un expérimental balancier spiral silicium autocompensateur avec échappement silicium oscillant à 72’000 A/h, soit 10 Hz. Mais il reste intimement persuadé que cette limite des 10Hz ne peut guère être dépassée par un échappement classique, principalement pour des raisons de fiabilité et d’usure mécanique dans le temps (même si, depuis, Zenith a présenté un 50Hz et TAG Heuer un 500 Hz permettant d’indiquer mécaniquement le 1’000ème de seconde durant 150 secondes de réserve de marche).

Explorons une autre voie, se dit alors Denis Flageollet qui pense à l’échappement magnétique...

La yourte et l'équation

Naissance de la “Résonique”

C’est ainsi, qu’entre la yourte, la manufacture, les ateliers et le petit laboratoire qui y a été aménagé, va naître “une nouvelle discipline horlogère de la mécanique classique”. Une discipline que Denis Flageollet baptise d’un néologisme, la “Résonique”. Contraction entre “résonance”, fréquence sonore et énergie mécanique, la Résonique a pour principe de base la synchronisation entre un rouage défilant et un oscillateur mécanique vibrant. Le principe utilisé est, sur le papier, d’une grande simplicité et va effectivement à l’essentiel: un organe moteur, par exemple un barillet, transmet l’énergie à un rouage démultiplicateur. En fin de rouage, on trouve un rotor magnétisé qui transmet à son tour l’énergie à l’oscillateur sur lequel sont fixés des aimants. Par résonance, la vitesse du rotor magnétique se synchronise à la fréquence propre de l’oscillateur et son mouvement stabilisé à la bonne alternance est entretenu par la rotation des pales magnétiques.

C’est donc un trio, composé du rotor, de l’oscillateur et des aimants qui joue le rôle de l’échappement; l’énergie mécanique entretenant la vibration. Le fait que le rotor fonctionne en continu, et non plus par sauts, permet de transmettre sa force non plus par brèves impulsions mais de façon sinusoïdale, ce qui améliore son rendement.

Simulations mathématiques

Dès les débuts de sa recherche, Denis Flageollet s’est adjoint les services d’un jeune physicien, Siddharta Berns qui, avant toute chose, a mis en équations différentielles les principes de la “Résonique” horlogère. Elles lui ont permis d’échafauder toute une série de simulations. Celles-ci ont notamment révélé que la synchronisation entre les différents éléments constitutifs de cette nouvelle forme d’échappement magnétique passait par des paliers successifs au cours desquels on peut observer une stabilisation de la vitesse du rotor et de l’amplitude de l’oscillateur. Ces simulations par équations différentielles ont permis de dégager des paliers “avec des paramètres physiquement réalisables”, y compris en ajoutant des perturbations aléatoires destinées à observer la constance de la synchronisation. Cette première étape a permis à De Bethune le dimensionnement et la réalisation de prototypes fonctionnels. Tels qu’il nous a été donné de les voir dans ses ateliers... avant d’aller rejoindre au clair de lune la yourte enneigée et son feu de bois.

La yourte et l'équation

Jusqu’à 10kHz...

L’invention résonique ouvre bien des voies d’exploration qui pourraient déboucher sur un équivalent intégralement mécanique à la précision et à la miniaturisation de la montre quartz. Aux côtés de son physicien, Denis Flageollet et sa toute petite équipe, ont déjà déblayé une large part du terrain de la recherche. L’ oscillateur qu’ils ont conçu est constitué d’une seule pièce, tout comme l’échappement. Un ensemble totalement silencieux qui ne craint pas les chocs et ne nécessite pas de lubrification au niveau de l’échappement. L’usure est donc moindre, voire théoriquement inexistante, et la durée de vie prolongée en conséquence. Les recherches précédentes menées par l’équipe sur les échappements “classiques” à 10Hz se sont aussi révélées fort utiles dans la détermination du “facteur de qualité”. Ce facteur définit la part d’énergie à transmettre à l’oscillateur pour maintenir son amplitude constante. La précision en fréquence de l’oscillateur est donc proportionnelle à ce facteur. Or avec un oscillateur à faible amplitude, on peut atteindre des facteurs de qualité très élevés, dix fois supérieurs à la norme des balanciers spiraux. Plus la puissance contenue dans le système oscillant est importante, plus le pouvoir réglant du résonateur sera élevé et sa sensibilité aux perturbations sera basse. C’est donc cette voie d’un oscillateur haute fréquence à faible amplitude qui a été retenue. Et toujours selon les équations et les expérimentations, les vitesses et les précisions atteintes ne consomment pas plus d’énergie mécanique qu’un échappement traditionnel, permettant de très bonnes réserves de marche dans une gamme fréquentielle très large, entre 10Hz et 10kHz! Un des prototypes tourne déjà à 1’000Hz, soit le 2’000e de seconde, en attendant le 10’000ème (sur plusieurs heures)!

Open source

Cette invention révolutionnaire – pour une fois, le mot ne semble pas galvaudé – ouvre de très nombreux champs exploratoires qui excèdent les seules ressources de De Bethune. Par ailleurs, Denis Flageollet se dit "convaincu que, comme pour les réalisations du passé, l’évolution de l’horlogerie et de sa créativité passent nécessairement par le large partage des connaissances." Contrairement à tous les usages jaloux de la profession, il a donc décidé de rendre public les résultats de ses recherches que d’autres auraient blindés de tous côtés. La “Résonique”, nouvelle mécanique "qui aspire à une perfection chronométrique issue du domaine des vibrations naturelles" est donc ouverte à tous les chercheurs, constructeurs, horlogers qui voudront s’y pencher. Antériorité oblige, c’est là un très beau et peu commun geste de transparence qui ne pourra que faire progresser l’horlogerie vers toujours plus “d’essentiel”. Il fallait être au fond d’une yourte, sous la neige, pour y penser.

Source: Europa Star Première Vol.14, No 1