Qui, en dehors peut-être des instances dirigeantes de la Fédération Horlogère suisse, veut vraiment d’un renforcement des règles du Swiss Made? En fait, personne! Contrairement à tout ce qui se dit haut et fort, façon de clamer sa propre vertu, le flou considérable qui entoure les critères actuels définissant ce qui est Swiss Made et ce qui ne l’est pas convient à tout le monde car il laisse amplement place à bien des petits arrangements entre copains (et parfois entre coquins).
Car ce combat pour un renforcement des critères faisant d’une montre un objet Swiss Made est un peu l’arbre qui cache la forêt. Les principaux enjeux ne sont pas là et on commence à voir des initiatives personnelles qui le démontrent. Deux exemples: une petite marque comme Hautlence a renoncé à mettre Swiss Made sur ses cadrans, remplaçant cette mention par un label “Horlogerie Suisse”. Non pas que la marque ne parvienne pas à remplir les critères du Swiss Made, au contraire, elle les excède largement puisque ses montres sont à 90% suisses. Et en l’occurrence, dans leur dernier modèle fort complexe, seul le verre saphir n’est pas suisse et par force: aucun fabricant helvète n’osait le manufacturer et le seul qui ait accepté est un fabricant... chinois.
Autre exemple, Patek Philippe. En décidant de créer son propre label, le Patek Philippe Seal, la vénérable maison montre le chemin. Ce n’est pas le label Swiss Made qui donne sa qualité à la montre, mais c’est à la marque elle-même de se montrer à la hauteur de sa propre réputation et des attentes qualitatives de ses consommateurs.
Exit donc peu à peu le Swiss Made qui, pour avoir trop longtemps permis toutes les interprétations a perdu de sa validité (et qu’il soit renforcé à 60% ou à 80% n’y changera pas grand chose). Les vraies raisons de cette bagarre sont à aller chercher ailleurs: dans la féroce lutte qui s’annonce autour de la fourniture de mouvements mécaniques, lutte qui donne lieu à bien des manœuvres. On en a eu récemment un exemple quand est paru dans Le Temps, journal de référence de la Suisse romande, un article dénonçant les pratiques de Sellita qui, oh horreur, vendrait des mouvements mécaniques Swiss Made à Hong Kong par “plusieurs dizaines voire plusieurs centaines de milliers de pièces”, est-il ajouté (on notera au passage l’imprécision absolue de ces chiffres). Une pratique largement répandue et dont tout le monde, y compris le Swatch Group, a grandement usé: une forte part de ces mouvements revenant en Suisse sous forme de kits, avec boîte, cadrans et aiguilles fabriqués en Chine, pour y recevoir leur label Swiss Made.
Tous les observateurs ont donc vu dans cette attaque contre Sellita une torpille lancée en sous-main par le Swatch Group afin de déstabiliser un concurrent dont la taille grandissante commence à être un peu gênante (en 2011 Sellita a fabriqué 800’000 mouvements maison). Dès le début de 2012, le Swatch Group commencera en effet à réduire le nombre de mouvements et d’assortiments qu’il fournira à des tiers. Cette réduction des livraisons lui est provisoirement autorisée par la COMCO (la Commission de la Concurrence) dans l’attente de la conclusion d’un rapport qui déterminera s’il s’agit là “d’abus de position dominante” ou pas. Dans l’attente des prochaines évolutions, qui prendront quelques années encore, la montée en puissance de Sellita gêne visiblement les plus grands acteurs de la place.
A l’annonce, en 2009, par Nicolas Hayek de la réduction de ses livraisons aux tiers, on avait salué cette décision car elle allait donner un coup de fouet salutaire à l’industrie suisse dans son ensemble, obligeant les soit-disant “manufactures” à enfin investir industriellement. Mais il ne faudrait pas que maintenant on mette des bâtons dans les roues de ceux qui tentent de relever le défi. Car c’est tout l’édifice qui pourrait en pâtir.
Source: Europa Star Première Vol.13, No 5