En 2009, nous avions qualifié les ateliers de Kari Voutilainen, à Môtiers, dans le Val de Travers, de “one-man manufacture”. C’était alors une image pour dire le haut degré de “verticalisation” (si l’on peut qualifier ainsi une structure tout à fait artisanale) qu’avait déjà atteint l’horloger finlandais, devenu indépendant dès 2003.
Huit ans plus tard, en 2011, ce n’est plus une image mais une réalité tangible car tous les composants du mouvement et l’essentiel des pièces de sa nouvelle montre Vingt-8 (y compris platine, pont de barillet, pont de balancier, barillet, balancier, ancre, roue d’échappement, piliers, pignons, vis, cadrans et j’en passe) sont fabriqués sur place. En dehors du spiral (Straumann), du ressort de barillet (Schwab Feller) et d’une partie des pierres, “rien n’est acheté”. De même, c’est ici que se fait l’ensemble des finitions, de l’anglage, du polissage et de la décoration avant de passer à l’assemblage et au montage dans les mêmes locaux. Son but avoué: "l’autonomie complète", un rêve que Kari Voutilainen caresse depuis toujours et qu’il est en passe de réaliser pleinement.
Le choix de l’autonomie
Il y a trois ou quatre ans, Kari Voutilainen décide de passer à la vitesse supérieure et de faire ses propres ébauches. Certes sa décision est renforcée par le manque de visibilité à long terme de ce secteur en pleine réorganisation, mais ce qui motive avant tout notre homme est le défi ainsi posé. Le choix de l’autonomie absolue est semé d’embûches mais "n’est-ce pas ainsi qu’on parvient à toujours s’améliorer?", comme aime à le dire ce perfectionniste venu du Nord. Il achète alors toutes les machines nécessaires (notamment un tour et une fraiseuses CNC, mais pas de machine à électroérosion), y compris un étonnant stock de vieilles et robustes fraiseuses qui vont lui permettre de créer tous ses propres outils. Une mini-manufacture intégrée se met en place, dimensionnée pour une production volontairement limitée à une cinquantaine de pièces par an. Un chiffre qui pourrait légèrement augmenter, mais dans des proportions que Voutilainen tient à parfaitement maîtriser: "Je n’ai aucune volonté de trop grandir", affirme avec force cet homme qui tient à être tous les jours à l’établi, à faire aussi de la mécanique, à décorer lui-même certaines pièces (il adore faire ses propres Côtes de Genève), bref de tous les jours toucher à tout.
’Vingt-8’, né de la page blanche
"Vers 2005, 2006, j’ai commencé à mettre au point mon chronographe. Tout ne se faisait alors pas à l’interne, et je devais commander platines et ponts. Tous les fournisseurs étaient à l’époque sous pression, les délais étaient immenses, et il fallait compter trois ou quatre mois pour la moindre des modifications. Dans ces conditions, on ne maîtrisait ni la constance de la qualité ni les délais ni les prix. Je me suis alors décidé à avoir mon propre mouvement de base," explique Kari Voutilainen.
C’est de cette volonté qu’est né le ’Vingt-8’ qui équipe la montre du même nom. Une montre qui est, pourrait-on dire, du pur Voutilainen; une horlogerie tout entière tournée vers l’objectif de la meilleure chronométrie, maniaquement soignée jusque dans les plus petits détails, ceux où, comme le dit le proverbe, se cache le Diable (où se cache le Temps, pourrait-on ajouter).
Penchons-nous dessus un instant.
A commencer par l’échappement. Le nouvel échappement créé par Kari Voutilainen pour son mouvement appartient à la famille des échappements dits “naturels”, théorisés par Breguet dès 1800. Mais différents “détails” en font un échappement tout à fait original. Au coeur du ’Vingt-8’, on trouve deux roues d’échappement à impulsion directe. Cet ensemble est doté d’une petite ancre disposée entre les deux roues qui est, important détail, pilotée comme un échappement à ancre. La synchronisation des deux roues se fait par l’entremise de mobiles de transmission. L’impulsion agit chaque fois dans les deux sens. L’avantage de cette construction particulière: l’efficacité accrue de cette impulsion directe dans les deux sens. Désavantage: une inertie plus grande. Afin de pallier ce désavantage, c’est l’ensemble de la distribution énergétique qu’il aura fallu améliorer, à coups précisément de petits “détails”. Au bout du compte, la performance atteint 65 heures de réserve de marche. Un des autres inconvénients de l’échappement “naturel” est sa sensibilité aux chocs (qui peuvent faire passer plusieurs dents d’un coup, ou faire durablement “galoper” la montre en doublant ses impulsions). Ici, le risque a été éliminé en adaptant les principes de l’échappement à ancre suisse sous la forme de cornes qui servent à faire le déplacement et d’un dard de sécurité. Au choc l’ancre bouge mais les roues ne peuvent pas s’échapper car le système ne peut pas laisser passer plus d’une dent à la fois.
Autre détail de précision, Voutilainen a opté pour un spiral dit Breguet/Grossmann. Qu’est ce à dire? L’extérieur du spiral est en courbe Breguet ou Philips (qui l’a théorisée) pour que le spiral respire de façon concentrique, grâce à l’absence de pression contre les pivots. Mais à l’intérieur du spiral la courbe Grossmann permet de ramener le centre de gravité au milieu, ce qui est impossible avec la courbe Breguet, à cause de la virole. Il en résulte une meilleure chronométrie dans toutes les positions (il va sans dire que Kari Voutilainen a présenté sa pièce au prochain Concours de Chronométrie).
Aussi robuste que précis
Né de la page blanche, ce nouveau mouvement a mis plus de trois ans à être pleinement développé et commence à présent à être livré. D’une hauteur relativement importante de 5,6mm, car il est constitué de trois niveaux, il est doté d’une platine épaisse, robuste, taillée dans le maillechort, tout comme les ponts (les roues sont quant à elles en or rose). C’est donc une construction solide, à l’intérieur de laquelle “rien ne peut plier”. Il est aussi spatialement conçu dès le départ de façon telle qu’il puisse intégrer de futures complications, sur lesquelles Voutilainen ne veut pas s’étendre pour l’instant, sauf pour dire que ce seront des “complications utiles”.
Magnifiquement terminé et décoré, il apparaît pour la première fois doté de toutes les touches stylistiques identitaires de l’horlogerie de Kari Voutilainen, dans un beau boîtier classique en or ou en platine, arborant un superbe visage composé de très fins guillochages aux textures contrastées. Son prix: 72’000.- CHF en platine, 81’000.- en or. "Je suis indépendant, actionnaire unique de mon entreprise. Je n’ai pas d’obligation de résultat et suis entièrement auto-financé. Je ne veux pas faire plus de pièces que je n’en fais déjà et je vends l’essentiel de ma production directement à ma clientèle, essentiellement composée de collectionneurs. Je n’ai que quelques points de vente, au Japon, à Singapour, en Thaïlande, en Suisse et en Finlande et je n’en veux pas plus. Ce que je veux surtout, c’est rester ainsi et bien travailler", insiste-t-il avec toute sa sincérité. Heureux horloger, heureux homme!
Source: Europa Star Première Vol.13, No 4