Europa Star tenait à revenir plus en détail sur le concept chronograph Mikrotimer Flying 1000 présenté à Bâle ce printemps. Pour ce faire, nous avons rencontré Guy Semon, responsable de la R&D de TAG Heuer.
Guy Semon |
Europa Star: Sans revenir en détail sur la longue histoire de TAG Heuer et de la chronographie dites-nous comment est née l’idée, à priori un peu folle, de vouloir créer le premier chronographe mécanique capable de décompter le 1000ème de seconde?
Guy Semon: A mon arrivée il y a trois ans, nous avons lancé en série le chronographe 1887. Mais nous voulions aller plus loin. Parmi les chronographes existants, l’El Primero était le plus rapide, avec ses 36’000 alternances. Nous nous sommes alors demandé ce que nous pouvions améliorer. Le COSC, qui base ses mesures sur l’aiguille de la seconde, ne certifie par le chronographe proprement dit mais la montre entière. Or, quand on “branche” un chronographe sur une montre, celui-ci tire de l’énergie et réduit automatiquement la précision de la montre, notamment à l’embrayage, que celui-ci soit à pignon oscillant ou vertical. Chronographe et montre se contentent ainsi de cohabiter plus ou moins bien. L’idée est alors venue de séparer montre et chrono dans un mouvement intégré en créant deux chaînes séparées possédant chacune son propre organe réglant et sa propre source d’énergie, ouvrant ainsi la voie à une double certification. Les chaînes différenciées ont aussi l’avantage de pouvoir disposer d’une énergie adaptée à la fonction, grâce à des barillets spécifiquement conçus. Cette approche s’est incarnée pour la première fois dans le chronographe Heuer Carrera Mikrograph, tout premier chronographe-bracelet mécanique avec roue à colonnes intégrée doté d’une aiguille centrale foudroyante et affichant une précision au centième de seconde, associant deux assortiments oscillant respectivement à 28 800 et 360 000 alternances par heure, soit un 5Hz pour la montre et un 50Hz pour le chronographe, disposant de sa propre réserve de marche de 90 minutes.
ES: Mais comment passer ensuite de ces 50Hz à un 500Hz, soit la fréquence insensée de 3 600 000 alternances /heure? Un vrai saut quantique!
G.S.: On entre effectivement dans les domaines de la mathématique et de la physique, mais aussi de la mécanique vibratoire, de la tribologie... Tout ça devient très pointu. La partie ’montre’ tourne à 28 800 alt./h, est équipée de la raquetterie du V4, avec un spiral plus petit, un balancier également plus petit, ancre et roue d’ancre normales. Pour la partie chronographe, le système patenté de lanceur avec bras (launch hub break system) commandé par la roue à colonnes était parfaitement adapté au 50Hz, mais comment passer à 500 Hz? Traditionnellement, le balancier est là pour ramener le ressort dans sa position initiale mais lorsqu’on atteint les très hautes fréquences, le ressort-spiral doit être tellement raide qu’il n’y a pratiquement plus besoin de balancier pour effectuer ce retour. Nous avons utilisé un ressort à 4 spires seulement, environ 10 fois plus raide qu’un ressort normal, ce qui nous permet de nous passer de balancier, pour la première fois dans l’histoire de l’horlogerie. Mais il fallait que la masse volumique soit la plus faible possible et que l’axe central soit le plus léger possible (l’inertie se calculant par la masse fois le rayon au carré). Cet axe est donc taillé dans un matériau particulier, un alliage d’aluminium, de titane et de magnésium. Autre point capital, l’ancre doit aussi être la plus légère possible. Normalement, on emploie des palettes à rubis contre la friction, palettes permettant le réglage. Mais aujourd’hui, on est capable de faire une ancre monobloc. Le contact ne se fait que sur un seul point: au lieu de glisser, l’ancre rebondit sur la roue d’ancre. Cette liaison intermittente ancre/roue d’ancre génère en retour une impulsion hyper véloce.
ES: Mais comment lancer ce système?
G.S.: Ne pouvant faire appel au couple traditionnel balancier/spiral auto-démarrant, nous avons mis au point un système que nous avons dénommé “Lanceur-Moyeu-Frein” (Launcher-Hub-Brake system), contrôlé par la roue à colonnes qui tire parti de la raideur du spiral. Au START, le lanceur est activé, suivant un mouvement tangentiel, par contact solide sur le moyeu de l’échappement radial. Au STOP, le lanceur vient appuyer sur le moyeu, ce qui arrête instantanément le mouvement du spiral.
ES: Vous parlez de “contact solide/solide”?
G.S.: A ces vitesses, vous imaginez les problèmes de lubrification liquide... Nous avons donc travaillé sur la lubrification solide, c’est à dire en travaillant sur les états de surface, en utilisant des couples de matériaux dont le coefficient de frottement est le plus faible possible.
ES: Autre obstacle, les vibrations engendrées?
G.S.: Oh oui, tout ça vibre dans tous les sens. Et ces vibrations varient selon les matériaux qui, de plus, entrent en résonance.Il a fallu se pencher très sérieusement sur la mécanique vibratoire. Ainsi, par exemple, l’aiguille centrale jaune du chronographe, qui accomplit dix rotations par seconde, ne doit absolument pas entrer en fréquence avec le reste des pièces mobiles. Elle est donc en titane. Tout est ainsi calculé selon les modes vibratoires des différents matériaux, la certification se faisant par caméra rapide couplée à une horloge atomique.
ES: Mais à cette vitesse, l’énergie employée doit être énorme. Quelle est donc la réserve de marche du chronographe?
G.S.: Pour l’instant, nous en sommes à 2’ et 30’’. Mais n’oubliez pas que le Mikrotimer Flying 1000 n’est encore qu’une montre-concept et nous devons poursuivre nos efforts. Nous atteignons déjà une précision qui est 125 fois plus importante que celle des meilleurs chronographes mécaniques du marché, et de dix fois supérieure à notre Mikrograph au 100ème. Mais nous devons assurer encore précision et fiabilité sur le long terme. Nous avons déposé 11 demandes de brevet, notamment pour l’absence de balancier, pour le spiral à haute fréquence, développé avec Atokalpa, pour la liaison intermittente ancre/roue d’ancre, pour le système Lanceur-Moyeu-Frein ainsi que des brevets touchant au mode de lecture. Malgré le fait que l’aiguille centrale accomplit dix rotations par seconde, on parvient parfaitement à lire les millièmes et les centièmes sur une échelle placée sur la partie externe du cadran, tandis qu’une deuxième aiguille centrale indique les minutes et les 1/12ème de minutes sur une échelle de 150 secondes. Ce nombre de demandes de brevets dit à lui seul la complexité de cette pièce. C’est une grande complication d’un tout nouveau type, qui est en adéquation étroite avec notre histoire et notre légitimité.
TAG HEUER et la chronographie
- 1916 Présentés par Charles-Auguste Heuer, les Mikrograph: premiers compteurs de sport mécanique précis au 1/50e et au 1/100e de seconde, cadencés respectivement à 180 000 et 360 000 alternances par heure.
- 1966 Lancé par Jack Heuer, le Microtimer: tout premier système de chronométrage miniaturisé affichant une précision au 1/1000e de seconde.
- 2002 Le Microtimer: premier chronographe-bracelet numérique suisse précis au 1/1000e de seconde.
- 2004 Pour les 500 miles d’Indianapolis création du premier système de chronométrage précis au 1/10 000e de seconde.
- 2005Le TAG Heuer Calibre 360: premier chronographe-bracelet mécanique modulaire capable de mesurer et d’afficher les centièmes de seconde grâce à son oscillateur cadencé à 360 000 alternances par heure.
- 2008 Le TAG Heuer Grand Carrera Calibre 36 Caliper: premier chronographe-bracelet mécanique intégré capable de mesurer et d’afficher les dixièmes de seconde au moyen de son oscillateur cadencé à 36 000 alternances par heure, couplé à un rehaut rotatif.
- 2011 Le chronographe Heuer CARRERA MIKROGRAPH 1/100e de seconde: premier chronographe-bracelet mécanique avec roue à colonnes intégrée doté d’une aiguille centrale foudroyante et affichant une précision au centième de seconde.
En 1/1000e de seconde…
- Usain Bolt a parcouru 1,2 centimètre en battant le record du monde du 100 mètres en 9,58 secondes
- un guépard lancé à pleine vitesse avance de 3 centimètres
- le train Maglev, entre l’aéroport International de Pudong et Shanghai, effectue 14 centimètres
- un Airbus 380 entre Zurich et Singapour parcourt 24 centimètres
- un avion supersonique ayant dépassé Mach 1 effectue 33 centimètres
- une balle de M16 parcourt 97 centimètres
- Apollo 10 a avancé de 10 mètres, atteignant la vitesse la plus élevée jamais enregistrée pour un appareil piloté par l’homme, en 1969
- la Terre effectue 29,8 mètres de sa révolution autour du Soleil
- un neutron rapide parcourt 10 kilomètres
- la lumière effectue 300 kilomètres
Source: Europa Star Première Vol.13, No 4