Nous sommes tous des petites secondes qui trottent vite à la surface du temps, avant de disparaître et de céder la place à une autre petite aiguille qui courra à son tour sur son cadran. Avant de disparaître elle aussi. Capturer ce battement du temps, ordonner l’éphémère et le mettre en forme – en gloire, parfois même – est le beau métier de l’horloger. C’est là aussi la part de fascination qu’exerce toujours, continue et continuera d’exercer l’horlogerie. Preuve en est, les crises vont et viennent, les marchés sont verrouillés les uns après les autres, les détaillants indépendants se raréfient, les grands ne cessent de grandir encore et les petits de rapetisser, mais rien ne décourage les vocations. Combien de marques a-t-on vu naître ainsi, en 2010? Après toutes celles qui avaient déjà surgi en 2009, dont les business plans avaient été concoctés alors que le ciel était “la seule limite”, mais qui furent contraintes d’affronter la pluie et l’orage dès leur première sortie en ville. Nous n’en avons pas fait le compte exact mais force est de constater que les horlogers ont une force de résilience souvent étonnante. Car malgré la grande secousse financière, puis économique, puis sociale, les marques disparues corps et biens sont somme toute pas si nombreuses que ça.
L’horlogerie, donc, poursuit sa route, et reprend même avec vigueur le chemin de la croissance, rattrapant à marche forcée le temps perdu: avec 16,15 milliards de CHF d’exportations horlogères en 2010, l’horlogerie helvétique revient quasiment à son record de 2008, établi à 17 milliards! La crise n’aurait donc été qu’une parenthèse d’un an. Mais que s’est-il passé au cours de cette “parenthèse”?
Un reflet du monde tel qu’il va
Je l’ai trop souvent dit et redit, mais l’horlogerie peut très bien se lire comme le reflet assez fidèle des plus larges évolutions sociales, politiques, économiques du monde. Au social, au sens large, l’horlogerie doit ses formes, ses couleurs, ses tendances. A l’économique, elle est étroitement enserrée par les règles du jeu financier et boursier, la mondialisation en cours, les taux de change, le prix du travail et celui des matières premières. Devant le politique, l’horloger, qui, s’il a certes parfois l’âme artiste, est aussi et avant tout un commerçant, et doit donc comme tel plier l’échine devant les pouvoirs et montrer patte blanche. (Etre aujourd’hui distributeur de grande horlogerie suisse en Tunisie, en Egypte ou à Bahreïn ne doit pas toujours être simple à gérer, tant la montre de haut de gamme est devenue l’un des symboles les plus forts et les plus voyants de la réussite et de la classe dirigeante).
Or, que nous dit ce reflet?
L’élargissement de la fracture
Le premier constat, le plus important car il conditionne tous les autres, est celui de l’élargissement de la fracture. Tout comme sur la scène du “vrai” monde, le fossé entre les plus riches, les plus puissants – Swatch Group, Richemont, LVMH -, les plus établis et institutionnels - Rolex, Patek Philippe – quelques gros indépendants – Chopard, Breitling, Raymond Weil et autres – et tout le reste, toutes les autres marques, ce fossé s’agrandit sans cesse. Au point que dans nos colonnes, un horloger indépendant qui exerce depuis plus de vingt ans affirme à propos des petits indépendants: “on étouffe, on va tous crever…” (lire dans Europa Star Spécial BaselWorld 2011 l’article sur Antoine Preziuso).
Un bouquet de raisons a mené à cette situation. Pêle-mêle, on y trouve des motifs industriels, des logiques de distribution, des stratégies d’expansion.
Raisons industrielles: le Swatch Group ayant menacé de cesser la distribution de ses tracteurs ETA, il a ainsi relancé et affermit l’effort d’industrialisation mené tambour battant par ses concurrents. Ces efforts considérables arrivent aujourd’hui à maturité et ces lourds investissements doivent trouver leur rentabilité (à ce sujet, et à titre d’exemple, citons simplement les nouvelles installations “à flux tendu” de Cartier – cf. Europa Star 4/10). Cette rentabilité nécessaire de l’outil productif renforce l’agressivité commerciale et médiatique des groupes, hâtifs de conquérir les plus larges parts de marché possibles et de verrouiller au plus vite les portes et les vitrines gagnées de haute lutte.
Comme il en a été le cas pour leur verticalisation industrielle, les groupes investissent désormais massivement dans la conquête de ces territoires, directement à travers une politique d’ouverture parfois effrénée de boutiques en nom propre (se paiera-t-elle un jour, tels les subprimes?), et indirectement en montant les réseaux de distribution les plus étendus possibles. Une stratégie du pied dans la porte.
Sell-in chinois
La Chine est bien évidemment l’exemple-phare de cette bataille pour les premières places et on dit partout, sans pouvoir en apporter la preuve formelle, que les chiffres faramineux de ce marché (+ 57% cette année) reflète avant tout le dynamisme du sell-in qui y est pratiqué. Les tiroirs et les coffres se remplissent partout, mais les produits qui se vendent ne sont pas toujours ceux qui font les unes!
Sur ce terrain chinois, l’avantage du Swatch Group est criant. Sans doute est-ce largement dû à la nature précisément industrielle de ce “conglomérat horloger et technique”, qui lui a donné une longueur d’avance, lui permettant de labourer en profondeur le terrain avant les autres. Pour l’anecdote, je me souviens personnellement avoir vu, en 2004 sur la place Tienanmen de Pékin strictement dépourvue de toute publicité, entre l’entrée de la Cité Interdite et le Mausolée de Mao, une grande horloge Omega, plantée sur les marches du Musée National, égrenant le compte-à-rebours des futurs JO. Et des milliers de chinois de faire la queue jour après jour pour se prendre en photos à côté de l’horloge signée d’un très visible Omega, à tel point qu’il doit exister aujourd’hui des dizaines voire des centaines de millions de photos siglées Omega dans les foyers chinois.
Un autre horloger indépendant, de taille moyenne et très bien implanté de longue date en Chine nous le confirmait, prédisant que si, aujourd’hui, il y a encore de la place pour tout le monde en Chine, d’ici quelques années, le Swatch Group aura peut-être ramassé l’essentiel de la mise. Une pénétration qui n’est pas seulement à mettre au compte de l’assise industrielle du groupe mais aussi de la diversité de son offre, qui est la seule à couvrir de façon totalement cohérente et complémentaire l’ensemble des produits horlogers, du haut au bas de gamme.
Captation de concepts
Parmi toutes les autres raisons qui concourent aussi à rendre les grands toujours plus grands et à confiner ainsi les petits dans des niches de plus en plus étroites, il en est une qui joue un rôle loin d’être négligeable. Graduellement, les groupes et certaines des marques les plus importantes se sont emparés de nouveaux territoires, de niches particulières qui n’étaient jusque là occupées que par les petites marques indépendantes, souvent constituées autour d’un “maître-horloger” ou d’une pratique singulière de l’horlogerie. Occupant déjà le centre de la page, les grands groupes se sont étendus latéralement, sur les bas-côtés et dans les marges, y ouvrant leurs propres “laboratoires” de recherche, si l’on veut, absorbant progressivement les idées et les concepts des indépendants. A cet égard, la vogue, inextinguible semble-t-il, des tourbillons est particulièrement représentative. Chaque marque semble absolument tenir à ce qu’un tourbillon extravagant figure dans ses collections, à double ou triple rotation, excentré, déporté, suspendu, posé au bout d’une aiguille, satellisé… Des “expériences” qui, jusqu’à peu, étaient réservées aux seules marques d’ultra-niche mécanique mais que l’on retrouve aujourd’hui chez les plus mainstream d’entre elles.
Stylistiquement également, les grandes marques, toujours à l’affût de ce qui pourrait faire du buzz, ont appris à s’emparer d’idées puisées chez les indépendants – contraints d’innover pour survivre – et à en développer pleinement le potentiel. On avait vu cette “captation” à l’œuvre il y a une bonne dizaine d’années, quand les grandes marques avaient compris le potentiel commercial qu’il y avait dans une offre de produits au design rigoureux mais destinés au plus grand nombre, asséchant du coup certains indépendants qui oeuvraient avec passion, mais péniblement, dans ce secteur. Aujourd’hui, l’histoire se répète dans le domaine de la recherche en haute mécanique, en fonctions acrobatiques ou en prouesses d’affichage (bien que dans ce dernier domaine précis, les indépendants aient encore une longueur d’avance). C’est ainsi que désormais on trouve dans les groupes des montres-concept qui, auparavant, étaient réservées aux marques de niche les plus novatrices. L’extension du domaine des groupes est ainsi de plus en plus marquée, et aucune niche ne saurait être à l’abri.
Les sous-traitants fragilisés
Mais au cours de l’année dernière, plus que les indépendants ce sont les sous-traitants qui ont le plus fortement senti la fragilité de leur modèle. Poussés à investir souvent lourdement pour affronter une demande sans cesse en augmentation, contraints par la compétition à s’équiper en outils de pointe, à pousser leurs recherches mécaniques, à se lancer dans des études portant sur les matériaux ou les modes de production, ils ont ressenti de plein fouet la baisse soudaine de leurs carnets de commandes – voire certaines annulations pures et simples.
Les jeux d’absorption, d’intégration, les rachats et les prises de participation ont fait le reste, fragilisant plus avant la profession. Une profession qui, certes, a elle aussi a été aveuglée un temps par la marche triomphale du marché horloger, avant de ressentir durement son étroite dépendance aux retournements soudains de ce marché.
Mais quand un horloger peut toujours déstocker ou, si nécessaire, comprimer ses effectifs, externaliser, se tourner vers d’autres fournisseurs, un sous-traitant n’a pas ce volant d’action à disposition. A moins que, comme un Christophe Claret, qui n’a pas peur d’avouer publiquement une baisse de son chiffre d’affaires de 30% en 2010, on ne crée à son tour sa propre marque horlogère, pour compenser les commandes annulées (lire à ce sujet notre article dans Europa Star Spécial BaselWorld 2011). Mais tout le monde n’est pas en mesure de le faire, bien évidemment.
Effets néo-classiques
On a beaucoup parlé de la grande vague néo-classique, en termes essentiellement stylistiques, pour y voir une “esthétique de crise”. Mais qu’en est-il en termes économiques? En d’autres mots, quelles sont les conséquences sur le tissu industriel, sur la sous-traitance, sur le devenir des marques de cette vogue du “deux aiguilles et petite seconde” qui prévaut aujourd’hui?
A en entendre toujours un Christophe Claret, la baisse de 30% qu’il a personnellement enregistrée provient essentiellement de l’arrêt brusque de projets mécaniques innovants qu’il menait pour d’importantes marques. La récente déconfiture des Artisans Horlogers, de très pointus constructeurs au service de la nouvelle horlogerie, semble confirmer cette fâcheuse tendance.
La vogue néo-classique provoque ainsi mécaniquement – comme par “transfert de couple” - l’arrêt de programmes de recherche, longs, coûteux, souvent délicats à fiabiliser et à homologuer, au profit d’une horlogerie plus simple à mettre en oeuvre, qui pose moins de problèmes de production, qui exige moins d’opérations, qui permet une plus grande rationalisation. Ceci dit, réussir pleinement une trois aiguilles ultraplate est tout un art, qui ne se maîtrise pas si facilement que ça et qui exige aussi sa propre légitimité (à ce propos lire notre compte-rendu du SIHH dans Europa Star 1 /11).
Tout semble donc montrer que la crise, suivie du repli quasi-général sur un style minimaliste et néo-classique, ou tout au moins un style plus mesuré qu’auparavant, a pour effets conjugués de marginaliser encore un peu plus les side-players et de renforcer les main-players.
Brouillard d’insectes éphémères
Parallèlement, un autre phénomène vient brouiller les cartes. Il y a un peu plus d’un an, le 27 janvier 2010 – que ça paraît loin déjà – Steve Jobs présentait l’iPad. Retenons cette date, non pas tant pour l’iPad lui-même que comme une date symbolique: pas la mort du papier, comme on l’a tant entendu, mais la multiplication infinie des “papiers”! L’accès nomade instantané au flux incessant de l’information mondialisée et socialisée, ouvre certes de nouvelles perspectives aux marques, et parmi elles singulièrement aux plus modestes, dont les messages peuvent désormais se glisser dans mille interstices, rebondir, essaimer comme jamais auparavant. Mais cet avantage risque fort de se voir annihiler par le vaste brouillard des informations – un brouillard comme constitué de milliards d’insectes éphémères en mouvement incessant (à ce sujet, lire notre éditorial dans ES Spécial BaselWorld 2011). Dans ce “nuage” électronique saturé, bien peu de choses finissent par surnager et c’est souvent une illusion de croire que l’accès à la communication n’ayant jamais été aussi facile, il serait plus facile de la faire passer. Parvenir à se faire entendre correctement réclame beaucoup de cohérence, de la constance, des moyens et une énergie à toute épreuve (citons à titre d’exemple, un Jean-Claude Biver ou un Max Büsser, deux communicateurs hors pair, dont les pratiques, les produits et les exercices sont fort différents, mais l’énergie promotionnelle comparable).
Parfois, un miracle survient
Mais il arrive parfois qu’un “miracle” survienne. Cette année, il s’appelle Laurent Ferrier. Surgi de “nulle part” (ce n’est pas vrai, il a accumulé une extraordinaire compétence horlogère, notamment auprès de Patek Philippe), cet homme, à l’âge de la retraite, a étonné toute la communauté horlogère avec sa proposition ultra-classique, réalisée avec une virtuosité décorative de grande orthodoxie mais poussée à un niveau rarement atteint. Soudainement, tout le monde s’est entiché de cette horlogerie apparemment à contre-courant (à BaselWorld l’année dernière, son tout petit stand jouxtait celui de Snyper et de ses girls en mini-jupe intergalactique, c’est dire l’abîme séparant deux extrêmes de l’horlogerie) mais qui a surgi à point nommé, à la veille donc du grand tournant néo-classique. Le prix de la montre homme qu’il a reçu lors du Grand Prix d’Horlogerie de Genève en novembre, en témoigne.
Economiquement, la marque Laurent Ferrier n’a strictement aucune incidence sur la marche des affaires horlogères. Symboliquement, par contre, ça prend tout son poids. Il fallait un héros à la “révolution” néo-classique et il était tout trouvé. Les héros sont toujours choisis du côté des petits; c’est l’éternel David contre Goliath, (mais en fait, David est une légende inventée par Goliath pour mieux tromper son monde...).
Accès aux marchés
Mais, comme une hirondelle ne fait pas le printemps, un Laurent Ferrier ne fait pas le bonheur de tous les petits David. Car le nerf de la guerre reste avant tout l’accès aux marchés, et donc au client final. Logiquement, c’est donc dans le domaine de la distribution que la situation s’est le plus tendue en 2010. Nous vivons en effet une forme de paradoxe: jamais l’offre n’aura été si vaste, si diversifiée, permettant au consommateur de choisir littéralement tout et son contraire, et jamais il n’aura été si difficile pour tant de marques petites et moyennes de “rentrer dans les vitrines”. Partout, les portes se verrouillent et la crainte monte. Preuve en est, c’est toujours sous couvert d’anonymat, à de rares exceptions près qui ne sont généralement pas les plus représentatives, que les horlogers “ostracisés” osent parler. C’est dans l’anonymat des back office que montent les pressions: pressions pour écarter des concurrents, pour remplir les tiroirs en faisant miroiter l’accès aux nouveautés, pressions politiques, aussi, comme on a pu le voir en Chine. En ceci, l’horlogerie ne fait pas exception. Partout, dans toutes les activités, l’accès direct à la clientèle ou au public se raréfie et se resserre au profit d’oligopoles maîtrisant l’essentiel des canaux. Les détaillants indépendants – exactement comme les salles de cinéma indépendantes qui vivent le même phénomène – sont ainsi pris entre le marteau sell in des plus puissants et l’enclume des boutiques en nom propre qui s’ouvrent à proximité. Le métier est fragilisé, mettant du coup en péril la survie des petites marques qu’il représentait.
La grande normalisation
En fait, historiquement parlant, tout porte donc à croire que l’horlogerie est entrée dans une de ces périodes qu’on nomme “normalisation”. L’essentiel des affaires horlogères mondiales est de fait contrôlé par une poignée de big players à vocation mondiale. L’effervescence créative qu’on avait pu constater au cours des années qui ont précédé la crise de 2008-2009 s’est très sérieusement calmée. Le coeur n’y est plus vraiment, à moins que ce soit surtout le portefeuille qui n’y soit plus. Trop d’excès tue durablement les excès. Avec la normalisation économique va de concert la normalisation esthétique. Mais c’est sans compter sur la naturelle vitalité humaine, pourrait-on dire. Et il ne faut jamais oublier que l’improbable d’aujourd’hui peut devenir la réalité de demain (les peuples de l’Afrique du Nord nous l’ont récemment montré). La chance paradoxale de l’industrie horlogère de qualité est sa relative lenteur. Qu’on le veuille ou non, il faut du temps pour mettre réellement au point un nouveau produit – et nombreux sont ceux qui se sont brûlé les ailes en l’oubliant. Ce temps relativement long permet aussi l’émergence de nouvelles propositions et rend la scène – c’est là que réside le paradoxe – plus vivante et plus mobile que si la vitesse pure y régnait en seule maîtresse. Et les nouveaux outils de communication, même s’ils génèrent beaucoup d’illusions, comme on l’a dit ci-dessus, peuvent aussi autoriser de fulgurantes percées.
Comme on le disait en introduction, “nous sommes tous des petites secondes qui trottent vite à la surface du temps”, et, heureusement, nous ne savons pas toujours ce qui nous attend vraiment.
Source: Europa Star Première Vol.13, No 2